Introduction
Anne Lafont
(p. 5-10)
S'il nous a semblé essentiel de donner à lire ces textes, c'est qu'ils témoignent, réunis,
d'une diversité d'intérêts, de points de vue et de formes que l'on ne pouvait présumer.
Car, si les noms célèbres de Germaine de Staël, Élisabeth Vigée-Lebrun ou
Marie d'Agoult ont traversé les siècles et ne sont pas sans évoquer un ou des
moments glorieux de l'histoire culturelle française des XVIIIe et XIXe siècles, il est fort
peu probable que la contribution de l'une d'entre elles à la pensée sur l'art et à ce
que l'on appelait les beaux-arts puisse s'ancrer dans notre mémoire commune sur
quelque texte ou idée précise que ce soit. Pourtant, non seulement ces trois célébrités
ont participé remarquablement à la production de discours critiques, théoriques et
historiques – comme on le verra dans les pages qui suivent, par les ouvrages ou
extraits retenus –, mais de surcroît, nos recherches ont fait surgir de nombreuses
autres auteures qui, pour la plupart, eurent une production littéraire variée, dans
laquelle nous avons sélectionné des passages sur l'art. De Félicité de Genlis, nous
publions deux textes inédits :
Essai sur les arts et Catalogue pittoresque du cabinet de
tableaux de Monsieur le comte de Sommariva (Nancy, bibliothèque municipale). De
même, certaines artistes, en marge de leur œuvre, écrivirent sur l'art de leur temps
ou saisirent l'autobiographie pour livrer une forme de schéma idéal de la formation
d'une artiste (Maria Cosway, Élisabeth Vigée-Lebrun).
L'anthologie nous a semblé la modalité la plus efficace pour faire connaître ces
voix méconnues et souvent inconnues, car, au-delà des travaux publiés dans le
premier volume, les textes de ces femmes auteures peuvent être lus, appréciés et
compris sans médiation. Leur richesse engagera certainement de nouvelles recherches
que ce premier sondage n'épuise aucunement. Le second parti pris de notre sélection – imposé par ce long siècle (1750-1850) d'une modernité politique européenne en
transformation, compte tenu de la redistribution des frontières et des identités nationales
– tient à son ambition de panacher les discours d'auteures françaises, anglaises,
italiennes et allemandes, qui côtoyèrent les institutions (les expositions publiques
du Salon et le Muséum central des arts bientôt renommé musée Napoléon) et les
artistes contemporains (Adélaïde Labille-Guiard, Jacques-Louis David, Angélique
Mongez, François Gérard, Nisa Villers, Marguerite Gérard, Anne-Louis Girodet,
Auguste Biard, Jean-Auguste-Dominique Ingres, Paul Delaroche… jusqu'à Rosa
Bonheur). Aussi proposons-nous aux lectrices et aux lecteurs, pour la première fois
traduits en français, des textes allemands de Helmina von Chézy et Johanna von
Haza, et des textes anglais de Marianne Colston, Maria Cosway (certains également
traduits de l'italien) et Anne Plumptre.
Nous avons opté pour une organisation chronologique plutôt que thématique
car la variété des textes et des centres d'intérêts ne permettait pas de couper les
discours de manière satisfaisante. En revanche, chaque auteure est présentée dans
une courte introduction qui met en contexte les extraits choisis et révèle d'entrée
les thèmes abordés.
Quatre fils rouges structurants peuvent être dégagés de cet ensemble, même si la
pluralité des formes que prirent ces écrits aurait pu conduire à d'autres subdivisions.
Les positionnements théoriques de ces femmes sur la création s'exprimèrent en effet
dans des romans (Staël), des lettres (Candeille), des essais (Staël, Genlis), des
mémoires (Vigée-Lebrun), des critiques de salons (d'Agoult, Savignac, Haza), des
récits de voyage (Colston, Plumptre), ou encore des chroniques parisiennes pour un
journal étranger (Chézy).
On découvrira d'abord la grande culture de nombre d'entre elles qui connaissent
et apprécient l'art ancien, l'architecture, l'urbanisme, autant que la gravure, la sculpture
et la peinture des écoles françaises, italienne et nordique. Cette culture étendue
s'appuie sur des références théoriques, de Roger de Piles à Denis Diderot en passant
par Winckelmann et l'abbé Du Bos (Genlis, Staël), mais s'inscrit également dans le
domaine dynamique des
savoirs à l'œuvre, des réflexions sur la pédagogie et l'éducation à finalités variables : Vigée-Lebrun, auteure d'un manuel destiné à une jeune portraitiste
(réédité ici dans sa totalité) et B. (peut-être Pauline Auzou ou Albertine
Clément-Hémery, comme le propose ici Amandine Gorse
(1)) prônant l'instruction
des femmes – en l'occurrence artistique, mais ses propos s'inscrivaient dans une
prescription plus générale – en vue de leur émancipation.
Le deuxième aspect qui a retenu notre attention, par sa récurrence, tient à l'attention
particulière que plusieurs auteures portèrent à
la question des arts et de la société dans
leurs relations les plus diverses: que ce soit l'étude des collections privées ou publiques
(la galerie de Dresde par Staël ou la collection Sommariva par Genlis, mais aussi les
spoliations dans le cadre des conquêtes napoléoniennes qui constituèrent le Muséum
par Colston ou encore le musée de Lenoir par Anne Plumptre) ; les publics du Salon
et la nécessaire contribution à la formation de leurs goûts par la critique (Maisonneuve,
Syva) ; la question des commanditaires (Candeille) et notamment les stratégies de
contournement de la censure
via la flatterie des portraits royaux (Montanclos).
Une certaine
dimension politique de l'art et ses parties liées aux constructions
identitaires nationales semblent s'établir à cette époque qui va, approximativement
pour la France, de d'Angiviller, surintendant des Bâtiments du roi, au musée de
l'Histoire de France voulu par Louis-Philippe, en passant, bien sûr, par le Musée
impérial de Dominique Vivant Denon. Au cours de cette période, certaines femmes
auteures subirent l'expérience traumatique d'une Europe réduite en lambeaux par
la violence des ambitions conquérantes de l'armée française, mais surent la dépasser
et la métamorphoser en une aventure intellectuelle transnationale. Dans une
conscience particulièrement aiguë des désastres de la guerre, quelques voix, dont celle
de Germaine de Staël, firent valoir – même dans un schéma nord-sud exaspéré, qui
conduisit aux récits nationalistes du début du XXe siècle – la nécessité de s'approprier
les textes sur l'art quasi inconnus des pays voisins (la Suisse, l'Allemagne, l'Angleterre).
Anne Plumptre, quant à elle, au détour d'une visite dans la grande galerie du
Louvre qui la mit face au
Jugement de Cambyse de Gérard David (1498, Bruges,
Groeningenmuseum
[fig.1, p. 8]), crut repérer en l'usage abusif de la guillotine par la Révolution le dernier avatar des mœurs cruelles de l'Ancien Régime, et établit
une correspondance entre les siècles de torture passés et la facilité du peuple français
à exposer et à regarder des scènes d'une violence insoutenable, à ses yeux de Britannique.
Dans ces méandres si porteurs de l'art et de l'identité nationale, les bienfaits
de la conquête furent loués par une autre voyageuse britannique – peut-être sensible
à la situation comparable des marbres du Parthénon dans son pays : Marianne
Colston soutint en effet que la restauration par la France des peintures spoliées les
avait en quelque sorte sauvées de la détérioration. Quant à Johanna von Haza, elle
fut celle qui complexifia le plus les relations éminemment politiques qu'entretenaient
l'art et les identités sexuelles et raciales : face au
Marché aux esclaves sur la côte d'Or
africaine d'Auguste Biard (vers 1835, Hull, City Museums and Art Galleries, Wilberforce
House), elle enjoignit indirectement le spectateur à faire le rapprochement
entre la situation des esclaves noirs et celle des esclaves blancs – c'est-à-dire les
couches les plus misérables du continent – et des femmes, « esclaves » elles aussi,
que la « civilisation européenne met sur le marché sous le nom d'épouses ».
Ce qui nous amène au dernier argument prépondérant dans la sélection des textes
constituant cette anthologie : les prises de position des unes et des autres quant au
statut de la femme en général et de la femme artiste en particulier. Dans l'introduction
du volume d'essais, les positions et les idées les plus novatrices et les plus conceptualisées
sur la condition des femmes dans le domaine de la création ont été discutées
: nous n'y reviendrons pas. Il s'agira seulement de pointer ici les idéologies, plus
ou moins explicites, de textes apparemment moins engagés dans ce premier
féminisme mais qui, au détour d'un commentaire stylistique, d'une attribution, ou
encore d'une anecdote biographique, donnent à saisir un point de vue personnel
sur les femmes dans les mondes de l'art.
Les opinions des unes et des autres divergent ostensiblement et, à la lecture de
cette anthologie, on ne peut présumer d'une
doxa. En revanche, une préoccupation
partagée se manifeste, par exemple,
via des propos sur une nature féminine supposée
: B. croit reconnaître le sexe de son auteure à la vue de son tableau tandis que
Mme de Maisonneuve limite sa recension du Salon aux œuvres dont elle pense qu'elles
intéresseront ses lectrices du
Journal des dames, laissant de côté les tableaux censés attirer exclusivement les hommes. Marie-Camille de G. exhorte les artistes à abandonner
l'image stéréotypée de la femme objet du désir, alors que Mme de Montanclos croit
nécessaire de préciser, en marge de l'éloge qu'elle fait de la pastelliste et miniaturiste
Mlle Navarre, que cette dernière travaille
seule à ses ouvrages. Dans ce contexte
hésitant, Helmina von Chézy déclare, pour sa part – et dans un paradoxe assumé –,
qu'elle a « ignoré les femmes, pas seulement parce que les noms de Chaudet,
[Vigée-]Lebrun, Mongez, Benoist, Romany, Loumier, Mme Kugler sont partout
connus, mais aussi parce qu['elle n'est] pas d'avis que les femmes puissent amener
des progrès quelconques dans l'art, même si elles touchent souvent, comme le font
aussi ces artistes de mérite, une des plus agréables cordes de l'art et animent leurs
toiles de la magie du sentiment ».
D'autres incongruités, mais aussi des pépites, d'autres idées, des artistes inconnus,
d'autres très célèbres, des auteures toujours intéressantes surgiront au cours de la
lecture de ce recueil, qui se veut à la fois un échantillon et un florilège.
1. Voir Susan Siegfried dans FEND, HYDE ET LAFONT (dir.) 2012, p. 245 et Amandine Gorse dans ce volume, p. 81.