AVERTISSEMENT
(p. 5-6)
L'essai
Uma poética da radicalidade du poète, théoricien, critique et traducteur Haroldo de Campos (São Paulo, 1929-2003) a paru pour la première fois comme préface à la réédition posthume des
Poesias
reunidas O. Andrade de 1945 (São Paulo, Difusão Européia do Livro, 1966, p. 7-54) et a été repris depuis, revu et augmenté, dans toutes les rééditions des œuvres poétiques ou, aujourd'hui, du
Pau Brasil (1925) d'Oswald de Andrade (São Paulo, 1890-1954). Ambitieux et engagé, il témoigne à la fois du mouvement de réhabilitation critique et éditoriale dont l'œuvre de ce dernier a fait l'objet au Brésil, à partir des années 1960, et de l'influence centrale qu'ont pu exercer ses idées comme sa poétique dans la formation intellectuelle et l'effort théorique des membres fondateurs du concrétisme, première avant-garde brésilienne à avoir connu une portée réellement internationale, mais précédée, dans le cadre national, du modernisme des années 1920. Assurément daté par bien des aspects, il demeure néanmoins parfaitement opératoire et stimulant pour mesurer le legs théorique et esthétique de l'un des plus pertinents modernistes brésiliens à la modernité occidentale.
La présente traduction, réalisée à l'occasion de la première édition française du principal recueil de poèmes d'Oswald de Andrade, augmentée d'une nouvelle version du
Manifesto da Poesia Pau Brasil (1924), s'attache essentiellement, en termes d'édition, à adapter l'appareil de notes pour le lecteur français (et/ou) actuel. Nonobstant, donc, les quelques points sur lesquels l'analyse et certaines hypothèses de H. de Campos demanderaient à être amendées, relativisées, discutées à la lumière notamment des recherches qui ont fait suite à son travail pionnier, le traducteur s'est généralement restreint à actualiser, lorsqu'il y a lieu, les références bibliographiques, indiquant autant que possible l'existence d'éditions plus récentes, aidant à la localisation de textes mal connus hors contexte brésilien ou signalant les quelques traductions disponibles ou à venir, mais en respectant toujours, pour des raisons évidentes, l'intégrité du matériel bibliographique mis à profit par l'auteur en son temps.
Pour compléter cette étude de la poésie d'Oswald de Andrade par une approche plus récente et développée du contexte biographique et historique proprement dit ainsi que par quelques données de génétique des textes et d'intertextualité, le lecteur français consultera notamment l'essai
Oswald de Andrade, ou l'avantgarde
en climat post-colonial, préface à
Bois Brésil
(Paris, La Différence, coll. Le Fleuve et l'Écho, 2010), et les notes du volume ; pour d'autres études en français, la bibliographie établie pour cette même publication.
Antoine Chareyre
UNE POÉTIQUE DE LA RADICALITÉ
(extrait, p. 9-14)
Être radical
Pour caractériser d'une manière significative la
poésie d'Oswald de Andrade dans le panorama de
notre modernisme, nous dirons que cette poésie
répond à une poétique de la radicalité. C'est une
poésie radicale. Que veut donc dire « être radical » ?
Dans un texte fameux, Marx a écrit : « Être radical,
c'est prendre les choses par la racine. Et la racine,
pour l'homme, c'est l'homme lui-même. » Comment
comprendre, en ce sens, la radicalité de la poésie
oswaldienne ? À nouveau Marx nous fournit un
point de départ : « Le langage est aussi vieux que la
conscience, – le langage
est la conscience réelle,
pratique, existant aussi pour d'autres hommes,
existant donc également pour moi-même pour la
première fois et, tout comme la conscience, le langage
n'apparaît qu'avec le besoin, la nécessité du commerce
avec d'autres hommes. Là où existe un rapport, il
existe pour moi. L'animal “
n'est en rapport” avec rien,
ne connaît somme toute aucun rapport. Pour l'animal,
ses rapports avec les autres n'existent pas en tant que
rapports. La conscience est donc d'emblée un produit
social et le demeure aussi longtemps qu'il existe des
hommes en général
(1). » La radicalité de la poésie oswaldienne se mesure donc dans le champspécifique du langage, dans la mesure où cette poésie
affecte, à la racine, cette conscience pratique, réelle,
qu'est le langage. Parce que le langage, comme la
conscience, est un produit social, un produit de
l'homme en tant qu'être en relation, il est bon que
nous situions l'entreprise oswaldienne dans le cadre
de son temps. Quel était le langage littéraire en
vigueur lorsque se prépara et se déclencha la
révolution poétique oswaldienne ? Le Brésil
intellectuel des premières décennies du siècle
dernier, à l'approche de la Semaine de 1922, était
encore un Brésil travaillé par les « mythes du biendire
» (Mário da Silva Brito) dans lequel régnait le
« patriotisme ornemental » (Antonio Candido), de la
rhétorique tribunicienne, contrepartie d'un régime
oligarchique-patriarcal, persistant à l'intérieur de
la république. Rui Barbosa, l'« aigle de la Haye » ;
Coelho Neto, le « dernier Hellène » ; Olavo Bilac, le
« prince des poètes », étaient les dieux incontestés
d'un Olympe officiel, où le Pégase parnassien
traînait son lourd caparaçon métrique et où la
richesse lexicale (entendue dans un sens simplement
cumulatif) était une espèce de thermomètre de la
conscience « illustrée ». Il est évident que le langage
littéraire fonctionnait, dans ce contexte, comme
un jargon de caste, un diplôme d'aristocratie intellectuelle : entre le langage écrit, en proie aux prurits de la correction, par les convives du festin
littéraire et le langage négligemment parlé par le
peuple (surtout à São Paulo, où accouraient les divers
courants migratoires avec leurs déformations orales
particulières) se creusait un abîme apparemment
infranchissable. La poésie Bois Brésil d'Oswald de
Andrade représenta, comme on l'imagine facilement,
un virage à 180° dans ce
status quo, où – l'expression
est d'Oswald lui-même – « les valeurs installées de la
littérature la plus attardée du monde empêchaient
toute rénovation ». Il remit tout en question en
matière de poésie et, parce qu'il était radical dans le
langage, il trouva à la pointe de sa perforatrice des
strates sédimentées de la convention, l'inquiétude de
l'homme brésilien nouveau, qui se forgeait en parlant
une langue secouée par la « contribution millionnaire
de toutes les fautes » dans un pays qui engageait
– précisément à São Paulo – un processus
d'industrialisation dont il allait recevoir de profondes
répercussions structurelles. « Si nous cherchons à
expliquer pourquoi le phénomène moderniste s'est
développé à São Paulo et non dans quelque autre
partie du Brésil, nous verrons qu'il fut une
conséquence de notre mentalité industrielle. São
Paulo était battu depuis longtemps par tous les vents
de la culture. Non seulement l'économie caféière
fournissait des ressources, mais l'industrie, avec son
impatience du nouveau, sa stimulation du progrès,
faisait en sorte que la compétition envahît tous les champs d'activité. » C'est la rétrospective d'Oswald, en 1954
(2).
Le conflit structurel et le langage
La Première Guerre mondiale avait donné une
grande impulsion à l'industrie brésilienne. « Non
seulement l'importation des pays belligérants,
qui étaient nos fournisseurs habituels de produits
manufacturés, décline et s'interrompt même en de
nombreux cas, mais, également, la forte chute du
change réduit considérablement la concurrence
étrangère
(3). » Commença à éclore une « économie
proprement nationale » (comme jamais cela n'avait
auparavant existé au Brésil), « conditionnée surtout
par la constitution et l'augmentation d'un marché
interne, c'est-à-dire le développement du facteur
consommation, pratiquement impondérable dans
l'ensemble du système antérieur, dans lequel prévaut
l'élément
production ». L'abolition de l'esclavage,
l'immigration massive de travailleurs européens,
le progrès technologique des transports et des
communications comptent, en outre, parmi les causes déterminantes de cette nouvelle économie en
germe
(4). Il était évident que ces processus allaient se
répercuter, sous la forme d'un conflit, sur le langage
de cette société en transformation, et il faut ici
entendre langage sous son double aspect : de moyen
technique, au niveau de l'infrastructure productrice,
sujet aux progrès de la technique ; et – dans l'œuvre
d'art – de manifestation de la superstructure
idéologique. S'il est vrai, d'après une récente analyse
socio-économique du problème
(5), que « les couches
les plus hautes de la population urbaine étaient
constituées, dans leur grande majorité, par les
membres des grandes familles rurales » (et le cas
biographique d'Oswald de Andrade en est un
exemple), la même analyse nous révèle aussi que le
surgissement d'un processus d'urbanisation à côté
de l'oligarchie de base latifundiaire (« société
essentiellement stable, dont le système de pouvoir
était un simple réflexe de sa structure patriarcale »)
devient un premier facteur d'instabilité qui, peu à
peu, à travers le phénomène de la massification,
devait dessiner le conflit fondamental « entre les
masses urbaines, sans structuration définie et de
gouvernance populiste, et la vieille structure
de pouvoir que contrôle l'État ». Les efforts d'actualisation du langage littéraire menés à leur terme par le modernisme de 1922 accusent,
comme une plaque sensible, la configuration de ces
contradictions. Et de manière plus aiguë qu'aucune
autre, dans le champ moderniste, l'œuvre d'Oswald
de Andrade.
(...)
1. Les textes cités [[en portugais]] se trouvent dans [[KarlMarx et Friedrich Engels]]
Sur la littérature et l'art [[éd. et trad. Jean Fréville, préf. de Maurice Thorez]], Paris, Éditions Sociales, 1954, p. 138 et 142. Le second extrait est de Marx et Engels.
2.
« O Modernismo », témoignage publié dans la revue
Anhembi (São Paulo),
Ve année, vol. XVII, no 49, décembre 1954, p. 31-32. [[Repris dans O. de
Andrade,
Estética e política, São Paulo, Globo, 1992, p. 120-127; citation
p. 127]]
3. Caio Prado Júnior,
História econômica do Brasil [[1945]], São Paulo,
Brasiliense, 1962, p. 267.
4.
Ibid., p. 292-293.
5. Celso Furtado,
« Obstáculos políticos ao crescimento econômico no Brasil »,
in
Revista Civilização Brasileira (Rio de Janeiro), no1, 1re année, mars 1965,
p. 129-145.