Avant-gardes féminines du début XXe siècle
dans le champ de la performance et de la danse
Adrien Sina
(p. 7-8)
L'histoire des premières avant-gardes féminines
du XXe siècle côté corps, danse ou performance
se structure en toute indépendance par rapport
aux courants artistiques dominants. La figure
féminine sublimée, idéalisée par les fantasmes
littéraires masculins ou au contraire hystérisée
par les premières approches psychocliniques, cède
la place à un niveau de vérité et de liberté jamais
égalé depuis les Lumières. Cette prise en main par
les femmes de leur propre modernité et l'invention
de leur propre
futur peut être mise en perspective
avec le dépassement progressif ou radical des
disciplines plastiques, de la danse et du théâtre
en faveur d'une action avec le corps considérée
comme œuvre d'art. Ce retour à la source permet
de franchir une nouvelle étape dans la recherche
des prémices de la modernité dans ces zones peu
explorées des actions éphémères qui laissent peu
de traces matérielles.
Nous sommes là aux origines de la performance
et des pratiques pluridisciplinaires qui ont
inspiré plusieurs générations d'artistes tout au
long du siècle dernier jusqu'à aujourd'hui. Une
matrice incontournable reste ici à initier pour le
décryptage des dissidences et des innovations
sans lesquelles l'art au féminin n'aurait jamais eu
sa propre histoire — insoumise à l'hégémonie des
« ismes » initiés par les artistes au masculin. Une
filiation profonde lie ces artistes qui vivent leur
expérience d'avant-garde comme une réponse aux
forces originaires, enracinées dans la psychologie
du désir et dans la reconstruction d'une mythologie
féminine qui leur confère ce pouvoir politique perdu
qui reste encore à conquérir. Face aux tragédies
et aux traumatismes des civilisations, face à la
guerre, à l'iniquité et à la barbarie, leurs réponses
radicales ou érotiques parurent déconcertantes
pour leur époque.
Mais il fallait passer par là pour réveiller les consciences, inverser les paradigmes,
comme ces figures fondatrices de résistance comme Antigone, Hécube ou Aspasie,
attaquées avec férocité, exilées au bord de l'irrepérable ou enfermées dans la
déserte liberté de l'isolement. L'invention des multiples hypothèses de la
Femme
Future est ainsi ni une question d'apparence, ni de fantasme, mais de préoccupations
intimes et éthiques, un message culturel qui rappelle la mémoire de l'humanité tout
en infléchissant son destin.
Une ré-historiographie des figures
oubliées ou mal comprises
La première étape de l'exposition
Feminine Futures a lieu à la Biennale Performa de
New York en 2009, à l'Italian Cultural Institute
(1). Structurée autour d'une collection
unique, elle comprend d'innombrables œuvres inédites ou inconnues des historiens
de l'art. Elle a apporté sa contribution aux expositions
Traces du Sacré (2) et
Danser sa
vie (3) au Centre Pompidou ou
Futurism (4) à la Tate Modern, par des prêts d'œuvre, par
des transferts de connaissance et par des contributions théoriques aux catalogues
et publications associées.
Faire de l'histoire de l'art autrement, à partir d'un renouvellement des sources et des
référents. Offrir au regard et à la lecture une substance originale, une constellation
de documents à soumettre au développement des recherches futures. Plus de quinze
années de recherche. Le temps consacré à la réunion de ces milliers de pièces et
leur décryptage est tellement important que le travail de quelques historiens
seuls ne peut soulever les masses d'eaux de cet océan de connaissance à établir.
Le choix éditorial était de limiter la réécriture de ce qui est déjà connu des artistes à travers les publications contemporaines. Restent alors soit des textes de fond
renouvelant notre regard sur l'histoire, inversant parfois les idées admises, soit
quelques annotations, quelques intuitions ouvrant le chemin aux réflexions à venir.
Une histoire de la photographie
Une convergence exceptionnelle est née de la rencontre entre la danse, le mouvement,
l'expression corporelle et la photographie. De véritables stratégies artistiques
sous-tendent les procédés techniques et leurs qualités picturales spécifiques pour
asseoir dans la mémoire collective des univers de création novatrice. Les pièces
photographiques de Feminine Futures sont aussi un témoignage précieux de l'histoire
de la photographie. Un demi-siècle de mutation, entre les années 1890 et 1940...
Du papier albuminé, des bromures d'argent ou de radium aux épreuves argentiques,
des palettes chromatiques à chimie évolutive se développent jusqu'à l'autodestruction
de la matière visible.
Des sommets de maestria plastique et artistique sont atteints dans des collaborations
entre photographes et chorégraphes comme Isaiah West Taber ou Harry C. Ellis avec
Loïe Fuller, Hixon-Connelly ou Herman Mishkin avec Vera Fokina et Anna Pavlova, Lou
Goodale Bigelow ou Nickolas Muray avec Ruth St. Denis, Isadora Duncan et Arnold
Genthe, Charlotte Rudolph ou Hugo Erfurth avec Mary Wigman et Gret Palucca,
Barbara Morgan et Chris Alexander ou encore Isamu Noguchi avec Martha Graham,
Maurice Seymour ou Siegfried Enkelmann avec Ruth Page et Harald Kreutzberg…
1 Adrien Sina. « Feminine Futures », pp. 230-235. Catalogue de Performa 09,
Back to Futurism. Sous
la direction de RoseLee Goldberg. Performa, New York, 2011.
2 Adrien Sina. « Cérémonies Charnelles », pp. 198-201, « Cérémonies Sacrificielles », pp. 382-383.
Catalogue de l'exposition
Traces du Sacré. Centre Pompidou. Paris, 2008.
3 Adrien Sina. « Avant-gardes féminines du début XXe siècle, dans le champ de la performance et de
la danse », pp. 110-117. Catalogue de l'exposition
Danser sa vie - Danse et arts visuels aux XXe et XXIe siècles.
Centre Pompidou. Paris, 2011.
4 Adrien Sina. « Action Féminine - Valentine de Saint-Point », pp. 44-47.
Tate etc., n° 16. Publication
associée à l'exposition
Futurism, Tate Modern. Londres, 2009.