Beau comme une fille
Jean-Luc Mercié
(extrait, p. 9-14)
À la mort de Molinier en 1976, l'inventaire des publications consacrées à son œuvre est vite
dressé. Sept titres au total méritent attention. La préface d'André Breton pour le mince catalogue
de L'Étoile Scellée constitue le texte fondateur de sa notoriété (1957). Après le film de Raymond
Borde, le texte de Breton est repris deux fois, d'abord dans une revue de cinéma,
Positif, puis en
plaquette chez Losfeld, au Terrain vague, avec six reproductions en couleurs (1965). Un petit
livre sur sa peinture, courageux et raté, avait fini par paraître aux éditions Jean-Jacques Pauvert
(1969).
Côté photographie, un seul ouvrage, luxueux et fragile, a vu le jour à Munich, avec un essai
liminaire de Peter Gorsen (Rogner & Bernhard, 1972). Dès l'origine, ce bel album fut à peu près
introuvable en France. Ajoutons un numéro de revue,
Mizue (Tokyo, 1971) et le catalogue d'une
exposition collective,
Transformer, Aspekte der Travestie, à Lucerne (1974). Voilà, rien de plus.
Signalons encore que Molinier a très peu exposé de son vivant. En dehors des Salons
bordelais et parisiens et d'une participation à quelques expositions de groupe, il n'a eu droit qu'à
une seule véritable exposition personnelle, celle organisée par Breton dans une galerie minuscule,
en cinquante ans de carrière.
Au moment où, fatigué du monde et de lui-même, il quitte la scène d'un coup de revolver,
Molinier n'était donc connu que d'un cercle restreint d'amateurs d'art érotique. Mais cette œuvre
difficile, restée confidentielle, vouée à la disparition, avait déjà marqué sa place dans les réseaux
du fétichisme international.
Commence alors la vie posthume de l'œuvre qui étonne par sa résilience. 1979 : rétrospective
au Centre Georges-Pompidou et publication de deux titres,
Cent Photographies érotiques (Images
obliques) et
Molinier, album sur sa peinture (Bernard Letu Éditeur, Genève). En 1992, la
biographie de Pierre Petit,
Molinier, une vie d'enfer, fait date. Elle se lit comme un roman de
gare, apporte une masse d'informations,
des documents inédits, relance la curiosité
pour l'œuvre et le personnage, suscite de
nouveaux travaux. L'événement véritable,
c'est en 1995 la publication à Bordeaux,
avec plus de vingt ans de retard, du chef d'œuvre
de Molinier,
Le Chaman et ses
créatures (éditions William Blake & Co).
Dès lors, l'essentiel de l'œuvre est
accessible en librairie. Il se résume en
gros à une cinquantaine de tableaux et de
dessins (Pauvert, Letu), à une centaine de
portraits et autoportraits (Gorsen, Images
obliques), enfin, et surtout, aux cinquante
photomontages du
Chaman et ses créatures.
Ce corpus a l'immense mérite d'inviter
les uns à la découverte, les autres au
réexamen. Pendant des lustres encore, tous
les critiques – et nous n'avons pas échappé
à la règle – vont reprendre et répéter les
renseignements puisés dans la notice biographique du catalogue de 1957 – ajoutée à la suite de
la préface de Breton. Or, cette notice avait été rédigée par Molinier, non par Breton, ce dernier
s'étant borné à y apporter quelques retouches d'ordre stylistique. Ce texte subtilement autohagiographique
n'était pas beaucoup plus fiable que les propos du Maître gobés sans examen
critique et colportés à l'envi par les disciples, complices, partenaires et inconditionnels béats des
dernières années, lesquels avaient fini par imposer à tous leur vulgate comme vérité d'évangile.
Certains avaient quand même eu la bonne idée de lui tendre un micro. Molinier s'en était
donné à cœur joie, multipliant les provocations, les épisodes inventés, les fausses confidences.
Les
Entretiens avec Jean Bernard, avec Pierre Chaveau, enregistrés en 1971 et 1972, publiés en
l'an 2000, consacrent le discours officiel du chaman et imposent l'image sulfureuse qu'il s'était
appliqué à laisser de lui. Ces conversations à bâtons rompus, ces rodomontades – propos décousus
et drôles, ponctués de rires, débités d'une voix aiguë avec un accent du Sud-Ouest à couper au
couteau – passionnent, étonnent et renseignent, à tout le moins sur la méthode, la manière, les
intentions du chaman. Ils figent le mythe et c'est en ce sens qu'ils intéressent. Ils éblouissent même
parfois, au lieu d'éclairer. Comme Molinier, on le sait aujourd'hui, avait toujours entretenu des
relations élastiques avec la vérité, ces entretiens pittoresques demandent à être maniés avec des
pincettes.
Justement : à partir de 2001, les archives, enfin accessibles, commencent à livrer leurs
secrets. L'envers de la version officielle.
Les écrits personnels, les carnets intimes, réunis en un volume sous le titre
Je suis né homme-putain,
paraissent chez
Kamel Mennour et Biro Éditeur (2005). Pour la première fois, l'homme
blessé perce sous la légende, et s'exhibe sans masque, à visage découvert. Une page se ferme,
l'autre s'ouvre. Le mythe commence à reculer devant la réalité de l'histoire.
Les archives recèlent aussi un
fonds d'images inconnues. Ce sont
les tirages de travail annotés au dos,
les états successifs, les variantes, les
épreuves retouchées au crayon mat, les
négatifs repris à la mine de plomb, les
caches, les découpages, les collages, les
photos ratées, abandonnées, mais riches
d'enseignements. Non plus l'ŒUVRE,
au masculin et en capitales, mais ses
coulisses. On peut alors reprendre les
chiffres.
Pierre Petit, pour les « œuvres
graphiques » – parmi lesquelles il range
tableaux, dessins, gravures, sculptures
et masques –, a inventorié 460 pièces.
Si on y ajoute les toiles et les dessins
non localisés, perdus ou offerts, on peut
avancer sans grande marge d'erreur un
chiffre rond de 500 œuvres. Pour la photographie, en
comptant portraits, autoportraits, photomontages et
diapositives, Petit arrive à 397 numéros. Sans doute n'at-
il comptabilisé que les tirages aboutis, sans se soucier
des épreuves de lecture qui n'existent qu'en un ou deux
exemplaires, sans retenir non plus les diverses poses,
très nombreuses, qui constituent des séries de portraits
et d'autoportraits. Ainsi, pour ce livre, nous avons
numérisé près de 2 000 tirages différents, d'intérêt et
de qualité fort inégaux, naturellement. Pour une raison
simple : la genèse des images nous intéressait autant que
les épreuves de qualité muséale. Nous en avons retenu
250. On verra pourquoi dans les pages qui suivent.
(...)