Une vie d'artiste
(or how to understand left wing jewellery)
Franck Gautherot
(extrait, p. 75-78)
Pourquoi les films documentaires décrivant des professionnels au travail – que ce soient des
cuisiniers, des peintres, des sculpteurs ou des garçons de café – sont-ils si impressionnants,
quand de petites actions – un tour de salamandre, un déglaçage à l'eau, un coup de brosse sur
la partie basse du tableau, là où il y a ce rouge vif, une giclée de mousse polyuréthane sur un
grillage à poule – ne disent rien d'autres que des gestes précis, le détail d'un processus qui ne
flatte que notre goût de l'anecdote et qui ne livre rien d'achevé ?
L'art est une chose mentale qui a besoin de bras –pas de sueur, juste de muscles – que ce
soient ceux de l'artiste ou ceux des praticiens, des assistants, des tiers convoqués.
L'art ne se fait pas sans manipulations physiques.
Je me souviens d'
Hartung, dans un film inachevé d'Alain Resnais (1947), dessinant à la mine de
plomb avec de petits gestes mesurés, parfois usant de ses deux mains – lui qui n'avait plus
qu'une jambe – et à la fin de sa vie en 1989, j'ai vu ces mêmes gestes courts balayant des
mètres carrés de toile vierge au pistolet à air comprimé. Même économie, résultat garanti.
Lynda Benglis toute pareille en une gestuelle économe, giclant la mousse jaunâtre sur le
grillage ; pliant le mesh à ses désirs avant de le métalliser en carapace dorée dure.
Steven Parrino (au début des années 1980) froissant la toile monochrome déclouée
partiellement de son chassis, lui donnant du bouffant, du drapé, du volume.
L'idée est simpliste : selon une gymnastique réduite, passer d'une surface à un volume.
Le
Weisser Papierhaufen (1979) de Reiner Ruthenbeck, les
pleats please d'Issaye Miyake (1993),
les plexis froissés d'Armleder aux arêtes lumineuses.
Du mou au dur : l'art est chose molle qui durcit
avec le temps. La pâte molle de l'huile ou de
l'acrylique, sortie du tube, se pare de la dureté
éternelle. Le bronze comme la lave en fusion, le
plâtre, les mousses expansives. Tout est affaire de
passage d'un état à l'autre –
for ever.
Molding vs carving. C'est le débat du siècle.
Lynda Benglis : une artiste à la coule.
Chorégraphie et photographie/cinéma. L'art a eu
besoin de l'œil malin de la caméra pour prouver une
seule chose : il y a des bruits quand une brosse passe
sur la toile, il y a des gestes quand un sculpteur tord
et plie une matière ; il y a de l'activité, du travail
manuel. On voit Pollock, Picasso, avec leurs
instruments, fiers d'être devant une caméra qui leur
donne le talent des acteurs. On comprend tout,
sachant malgré tout, que le petit moment volé au
secret de l'atelier est comme un clip, une pub d'une
minute trente, un
teasing.
Je me souviens que
Yayoi Kusama m'a demandé, un
jour de passage dans l'atelier à Tokyo, de venir assister
à une séance de peinture. Elle insistait pour que je reste
tout le temps de la séance : une bonne heure à la voir,
concentrée sur la toile posée à plat sur la table, affairée
avec un gros feutre noir à fureter d'un côté à l'autre de
la surface pour y laisser des yeux poilus, des lignes
courbes et des visages à la 6-4-2. Une fichue bonne
session avec l'artiste coiffée de sa perruque rouge vif,
mais d'une durée telle qu'aucun programme de télé
– même culturel – ne pourrait assumer. Alors un
digest,
un avant-goût, un résumé, un raccourci qui fait foi en
lieu et place de la réalité.
Le mouvement de l'artiste à l'œuvre est un
mystère. Le seul fait d'entrevoir ces instants de la
fabrication de l'œuvre est un grand privilège même si
la perception de l'œuvre achevée reste primordiale et
imparable. Je vois encore à la télé – sur Arte
probablement –
Markus Lüpertz en
battle dress camouflé, chaussé de
rangers et coiffé du béret
rouge des paras, exécuter une peinture – excusez du
peu – de dos à la caméra. Le bruit de la brosse, la
toile qui se creuse un peu sous l'impact, tout concourrait à entretenir le mythe d'une peinture
violente, cruelle et méchante, et d'un peintre
bad boy mais
so chic avec ses tenues de para et la virilité qui
va avec (?).
Lynda Benglis est en jeans et sweater assez moulant
quand elle splashe le latex pigmenté sur le sol de la
galerie. Le masque qu'elle porte sur le visage est
quand même plus seyant et prudent que le casque
nazi allemand rutilant de
Bob Morris, torse poil, pour
la pub d'
Artforum. On a glosé, polémiqué, censuré,
et voué aux gémonies Benglis quand elle se fourre
un gode dans la chatte mais on n'a jamais mis au
ban ce
Morris qui parade façon facho photographié
par une Rosalind Krauss toute émoustillée (?). Le
gros macho facho un peu
hells avec ses chaînes
polies et ses pecs ciselés inspire le respect voire la
crainte d'un poing dans le groin si commentaire
critique. Attitude cool ou hardcore qui ne trouve
aucune controverse. Le woman's lib avait encore du
travail sur la planche.
Le gode de Benglis est le
last stop before l'ennui qui
va déferler sur le monde de l'art après le
bullshit des
années 1970 quand tout le monde essayait des trucs
nouveaux toutes les cinq minutes, car c'était le moment
d'essayer des trucs nouveaux toutes les cinq minutes,
sans qu'un gros connard ne vienne vous faire des
remarques sur l'absence de cohérence ou de stratégie
commerciale.
Downtown scene signifiait son pesant de
cool et d'hésitations ; d'académisme
underground aussi, faut pas se voiler la face. Mais cette liberté, que je
ne connais que des livres (et encore quels sont ceux qui
la dise vraiment, décrivant ce moment avec soin et
montrant comment les artistes avaient gardé la
fraîcheur des mômes du rock qui passent d'un trip glam
rock, à un autre feedback saturé qui dure des plombes)
et des nombreuses conversations avec les acteurs du
temps, je la mesure très concrètement devant les
œuvres de Lynda Benglis.
Les artistes avaient du style, du panache, parfois au
détriment d'œuvres un peu faiblardes, mais les
meilleur(e)s avaient les deux.
On choisissait ses pompes avec le même soin que ses couleurs fines ou que son cotton duck ou sa mousse de
polyuréthane et les formes et couleurs qui vont avec.
Aujourd'hui on choisit ses margiela avec la même
affectation que son macpro argent mais on a perdu
la pose, la morgue et la fierté des lofteurs de SoHo.
Evidemment le recyclage de ces
vintage artists se fait
sans discernement:
anything goes et Malaval chez
nous, Pommeureule aussi voire (Frédéric) Pardo se
font des retrouvailles plus que forcées. Chez les
autres, itou : Thomas Bayrle, qui, de la couverture de
Frieze, en rétrospective voyageuse de Barcelone à
Genève, recouvre de ses horribles et laborieuses
accumulations le moindre espace mis à sa
disposition (la gerbe pour tous) ; ailleurs de
Wack! à,
l'empilage par l'entrée « genre » se fait sans autre
forme de procès que l'adhésion à une prescription :
en l'occurrence le sexe comme choix.
Vintage ou femme voire les deux et on valide.
Roulez, roulez.
Lynda Benglis mérite mille fois mieux qu'un
come
back en forme de gode platinium pour services
rendus. Elle mérite des excuses publiques. On lui doit
respect et reconnaissance.
Que l'on pense, que de cette fameuse photo a
dépendu la fondation d'
October, on ne sait s'il faut
l'en blâmer ou lui tresser des lauriers.
En décembre 1963,
Yayoi Kusama fait prendre
des photos – ses carnets de note conservent les
croquis avec le cadrage précis pour les images à
réaliser – de son exposition à la galerie Gertrude
Stein de New York sur lesquelles elle pose nue au
milieu de son environnement.
Inaugurant ainsi une série d'artistes
at work but
naked qui de
Judy Chicago en passant par
Bob Morris jusqu'à Lynda Benglis dévoilent leur plastique
de peintres ou de sculpteurs dans le plus simple
appareil. Qu'on ne se trompe pas, il n'est pas
question des multiples effeuillages des performers
masculins ou féminins qui dans la décennie 70 se
livrent une farouche bataille de poils au vent, de
fesses rebondies, de seins gaillards et de pénis
circoncis (religieux ou hygiéniques). Nous nous intéressons à de pures mises en scène d'artistes
posant nus pour des raisons de marketing, de
publicité ou de
statements militants.
L'artiste pose en modèle nu à leur place quand il
n'est plus question de ce rituel d'atelier, mais de
figure de
playmate gagnant ses galons
d'indépendance et de différence – en fait on se
souvient également de la photo de Jean-Loup Sieff
en 1971 où Yves Saint-Laurent pose nu pour le
lancement de son premier parfum pour homme,
avant que la mode ne se répande dans tous les
milieux ; d'Achille Bonito Oliva nu sur un sofa pour le
magazine
Frigidaire en 1981, aux rugbymen
parisiens en icônes gay pour calendrier décalé.
Et en matière de décalage, le fameux calendrier Pirelli
– une bonne marque de pneus – avait déjà quitté les
arrières salles des garages graisseux ou des cabines des
35 tonnes pour rejoindre les
must have de tout bobeauf
à la page : depuis 1964 les meilleurs photographes de
mode se sont tirés la bourre en 12 photos
glamoureuses (Peter Knapp en 1966, Giacobetti en
1970 et 1971, Richard Avedon en 1995 et 1997, Bruce
Weber,
Annie Leibovitz, Mario Testino…).
Il faudra bien sûr se souvenir :
– de Pablo Picasso qui se prêtait volontiers à la pose
en short torse nu – gnome poilu et court sur pattes,
petit taureau vieillissant mais toujours capable des
plus belles saillies – (André Villers, 1957, entre
autres) ;
– du buste de
Warhol, supplicié à la Saint Sébastien
(de Guido Reni, au Perugin, à Bellini…), après le
violent passage de Valerie Solanas – qui voulait nous
les couper mais qui a mis des bastos dans le buffet
d'Andy à la place – cadré ras les coutures par
Richard Avedon en 1969 ;
– de
Pierre Molinier, qui, de sa bordelaise tour
d'ivoire, se photomontait en trav'
shemale, fétichiste
des guiboles, des bas couture et du bondage de
sous-préfecture. Il aimait les armes au point de se
brûler la cervelle au 44 avec une balle coulée de ses
mains – juste ce qu'il faut de poudre et de plomb
pour se buter, mais point trop s'en faut pour éviter les dégâts sanguinolents et giclures sur la tapisserie.
La juste mesure.
En tant qu'artiste : se présenter, se représenter
certes, mais où ? A qui ferons-nous confiance pour
une tâche si fragile et si délicate ? Barnett Newman
se laisse guider par Alexander Liberman pour
Vogue :
parfait, la série est tout de suite un inévitable
statement. Photographié dans son atelier de Front
Street à New York, Newman pose devant
Onement
VI ; le costume est de bonne coupe, ajusté, nœud
pap' et monocle en sautoir, retrouvant les poses
figées des innombrables daguerreotypes de peintres
XIXe ou les postures de la série
Les Hommes du XXe
siècle d'August Sander, mais le
Vogue américain, ce
n'est pas du tout-venant.
(...)