Anselm Jappe – Les situationnistes et les séparations
(p. 110-114)
© l'auteur, Mobile Album
Lorsque, il y a quarante ans, Guy Debord a publié
La société du spectacle, il a aussi voulu donner un
résumé de la théorie
situationniste. Le premier chapitre
s'intitule « La séparation achevée », et tout au longue
du livre reviennent constamment le concept de « séparation
» et ceux qui s'y rapportent : « scission », « spécialisation
», « isolement », ou, au contraire, « unification ».
Le concept polémique de « spectacle » est lui-même une
déclinaison du concept de séparation : il met en relief la
séparation entre acteurs et spectateurs - et donc entre
gérants et exécutants en général - et la passivité socialement
organisée qui en découle. Conférer une telle
centralité à la « critique de la séparation » (titre d'un
film de Debord de 1961) était tout à fait cohérent chez
Debord. Dès le début, l'exigence centrale des jeunes
lettristes puis des situationnistes (les groupes menés
par Debord) a été celle d'unir la vie à l'art. Non dans le
sens de donner dans la vie une place plus grande à l'art,
mais dans le but de dépasser la séparation même entre
la vie quotidienne, l'économie, l'utile, d'un côté, et l'art
comme expression de la richesse humaine possible, de
l'autre. L'art devait être « réalisé », et pour cela il fallait
d'abord sortir du monde de l'art et changer la société
toute entière. C'est à cause de ce projet, défendu
pendant quinze ans (1957-1972), qu'on a souvent
qualifié les situationnistes de « dernière avant-garde ».
En effet, ils ont repris et radicalisé ce qui fut la tendance
profonde des avant-gardes historiques : aller au-delà
de l'art en tant que sphère séparée. D'abord, les artistes
modernes ont voulu dépasser les barrières entre les
différentes pratiques artistiques (peinture, littérature,
musique, etc.) ; ensuite, ils se sont proposés de ne plus
être (seulement) artistes et de ne pas accepter l'enfermement
de l'art dans un jardin clos.
Bien plus radicale était l'aspiration de « changer la vie »
afin que la vie entière soit à la hauteur de l'art et de ses
promesses. Les situationnistes ont voulu traduire en
pratique cette aspiration, en reprenant le flambeau des
dadaïstes et des
surréalistes. La
vie quotidienne devait
constituer le lieu unitaire de la vie, et sa révolution la
pierre de touche de tout ce qui prétendait aller vers une
société non aliénée. L'art n'a alors qu'à se dissoudre dans
cette vie quotidienne. Il faut dire que les situationnistes
n'étaient pas les seuls à se confronter à cette idée. Au
moment où Debord écrivait : « Dans une société sans
classes, peut-on dire, il n'y aura plus de peintres, mais
des situationnistes qui, entre autres choses, feront
de la peinture » (
Rapport sur la construction des situations, 1957), un des animateurs de
Fluxus, Allan
Kaprow, disait : « Les jeunes artistes d'aujourd'hui n'ont
plus besoin de dire « je suis peintre, ou poète ou danseur ».
Ils sont simplement artistes ». Tant les situationnistes
que
Fluxus se proposaient d'utiliser l'héritage des arts
pour créer une vie quotidienne passionnante, d'abord
au sein de groupes expérimentaux.
Cependant, les apparences sont trompeuses. Les situationnistes
et
Fluxus ont posé des problèmes similaires,
mais leurs projets n'étaient pas voisins – et pas seulement
à cause d'une « rencontre manquée ». Pour mieux
comprendre cela, il faut renoncer à l'habitude d'enfermer
les situationnistes dans le tiroir de l'histoire de
l'art, section « anti-art ». L'aventure situationniste n'a
pas seulement été marquée par l'héritage des avantgardes
artistiques, mais tout aussi fortement par la
réflexion sur un possible renouveau du mouvement
ouvrier révolutionnaire et de la théorie de
Marx. Leur
but était d'arriver à « une séparation radicale
d'avec
le monde de la séparation » (SdS § 119). Les situationnistes
– et ce fut un des leurs points forts – ont relu
le projet révolutionnaire à travers l'art moderne, et
vice-versa. Etant donné que cet aspect de l'activité
situationniste risque désormais d'être le moins connu,
il vaut peut-être la peine de se reporter un peu en
arrière et de comprendre le rapport conflictuel entre
une certaine tradition marxiste – minoritaire – et la
tendance de la science moderne à établir toujours plus
les séparations.
C'est au XVIIIe siècle que les « sciences humaines »
ont entamé leur processus de différenciation et
de spécialisation qui a continué, sans interruption,
jusqu'aujourd'hui. La multiplication des disciplines,
des champs et des objets d'études, confiés à des
« experts » toujours plus « spécialisés », est considérée
par la science bourgeoise comme la garantie même du
caractère scientifique des études sur l'homme, enfin
arrachées à la spéculation philosophique invérifiable.
L'accumulation des connaissances fut le prétexte officiel
de cette installation des barrières disciplinaires,
élément central de tous les programmes positivistes
qui se sont succédés depuis presque deux siècles. La
vraie raison de cet acharnement est plutôt à chercher
dans le désir de rendre « opérationnelle » et « utile »
l'étude de l'homme et de la mettre au service de la
nouvelle société basée sur le travail : le but n'était plus
de comprendre ce qu'est l'homme - comme dans la
tradition philosophique - mais d'optimiser l'utilisation de l'homme. Pour faire fonctionner au mieux l'hommemachine,
il convient que chaque ingénieur s'occupe
d'une seule roue – tout comme dans la médicine. Cette
vocation fondamentale des sciences humaines finit
toujours pour l'emporter sur les autres tendances qui
peuvent naître dans leur sein, parce qu'elle correspond
au rôle social qui leur a été assigné. En même temps elle
reproduit l'émiettement de la vie moderne en sphères
séparées (travail-loisirs, privé-public, économiepolitique,
art-sérieux, etc.), inconnu aux époques
antérieures.
Mais, à la longue, les résultats obtenus dans cette
course au morcellement se révèlent par trop insatisfaisants,
y compris du point de vue d'une science désireuse
seulement de présenter des conclusions utiles à
ses employeurs. Aussi suscite-t-elle régulièrement des
réactions en sens contraire. La machine scientifique
elle-même aime recourir à l'« interdisciplinarité ». Mais
comme le mot l'indique, il ne s'agit que de recoller des
pièces soigneusement cassées auparavant et de faire
« dialoguer » les spécialistes des différentes matières
pour établir après coup des liens entre des résultats
scientifiques inutilisables à cause de leur unidimensionnalité.
Hors des murs de l'université fleurissent
alors d'autres tentatives pour réagir à un esprit scientifique
qui a perdu de vue, après la forêt, aussi les arbres
et enfin les branches. La pensée holistique, périodiquement
renaissante, réussit parfois à épingler efficacement
les limites de la science officielle. Mais sa propre
recherche de l' « entier » tend toujours à supposer des
« essences » de caractère plus ou moins religieux qui,
faute d'être vérifiables, restent affaire de conviction.
La pensée « qualitative » accompagne la science officielle,
de même que l'irrationalisme moderne suit le
rationalisme moderne comme son ombre, mais sans
pouvoir le dépasser et en restant seulement son miroir
déformant.
L'autre tentative pour contrecarrer la réduction de
l'étude de l'homme à la fabrication d'une boîte à outils
remonte à l'époque où cette réduction a commencé
à se mettre en place. Il s'agit de la
pensée dialectique
moderne et de sa première formulation chez Hegel. Ici,
toutes les figures de la connaissance sont toujours en
train de se transmuter l'une dans l'autre, parce qu'elles
ne sont que des formes temporaires d'un esprit se développant
continuellement. Chez
Marx, cette manière
de décrire la réalité perd sa référence privilégiée au
monde des représentations. Mais ce serait une grave
erreur que de considérer l'oeuvre de
Marx comme une
oeuvre « économique », voire de parler d'un passage de la philosophie à l'économie dans le parcours de
Marx.
La « critique de l'économie politique » (sous-titre de
Le
Capital) est une vaste critique de la vie et de la production
dans la société capitaliste, à partir de ses formes
de base (la marchandise, le travail, la valeur, l'argent, le
capital). Contrairement à une idée largement répandue,
Marx n'analyse pas une « base » économique sur laquelle
s'élèveraient des « superstructures », telles que la religion,
la culture ou la famille, pour l'étude desquelles on
devrait faire appel à d'autres disciplines.
C'est pourtant ce qu'ont fait ses successeurs. Le
marxisme officiel a vite abandonné la considération
dialectique de la totalité qui était au coeur de la
méthode de
Marx. En prenant pour modèle les sciences
bourgeoises, le marxisme a développé une « économie
marxiste », une « histoire marxiste », une « philosophie
marxiste », etc. Le premier à se dresser contre cette
banalisation de la théorie de
Marx a été Georges Lukács
en 1923 dans son livre
Histoire et conscience de classe.
Il y a rappelé que la théorie de
Marx est une analyse de
la société moderne en tant que totalité constituée par
la forme-marchandise qui tend à marquer de son sceau
toute manifestation de la vie humaine. Cette interprétation
a été reprise par différentes formes de marxisme
« hérétique », de l'Ecole de Francfort aux situationnistes
et à la « critique de la valeur » contemporaine.
La société du spectacle est fortement influencée par le
livre de Lukács. La catégorie de totalité implique que
les phénomènes sociaux ne sont que des moments d'un
processus dynamique. Mais pour le marxisme officiel,
de même que pour la science bourgeoise, les faits sont
d'abord à étudier isolément, dans leur indépendance,
pour gloser ensuite sur leurs « effets réciproques ». À
la différence de la théorie dialectique, la science bourgeoise
et le marxisme calqué sur elle ne considèrent
pas la politique et l'économie, l'Etat et le marché, l'individu
et la société, le capital et le travail comme des
facteurs qui existent seulement dans leur opposition,
en tant que pôles opposés d'un rapport qui les contient
(dans la société moderne, c'est la marchandise en tant
que « cristallisation » du travail) et qui va aussi les
dissoudre. Si la pensée dominante rejette le concept
de totalité comme « non-scientifique » (voire comme lié
au « totalitarisme ») et le ridiculise comme la « supposition
vague que tout doit probablement avoir quelque
lien avec tout » (Adorno), on peut la soupçonner d'avoir
d'autres raisons que celle-ci. Elle évite en effet ainsi
de donner un jugement global et de devoir conclure,
par exemple, que les démocraties occidentales, le
fascisme, le stalinisme et les régimes nationalistes du tiers-monde ne sont finalement que différentes formes,
différents stades du développement mondial de la
marchandise.
C'est contre cet oubli de la totalité que se sont dressés
les situationnistes. Pour eux, les « travailleurs »
devaient « refuser
la totalité de leur misère, ou rien »
(SdS § 122). Recomposer la totalité morcelée par l'effet
de la marchandisation et du spectacle, d'abord dans la
pensée puis dans la pratique, tel fut le défi des situationnistes.
Mais, selon eux, il ne sera pas possible de
reconstruire la totalité sociale et de dépasser les séparations
qui constituent l'aliénation moderne sans faire
rentrer l'art dans la vie dont il s'est séparé au début
de l'époque moderne. Ce furent la nostalgie de l'unité
perdue de l'art et de la vie et la volonté pratique de la
reconstituer qui permirent aux situationnistes d'être
plus qu'une avant-garde artistique. Si les circonstances
historiques n'ont pas rendu possible la réalisation de
leur programme, ils ont eu, au moins, le mérite de l'avoir
formulé et d'avoir tenté de le réaliser.