Prologue
(extrait, p. 7-13)
Comme de nombreux groupes artistiques qui constituent notre
fonds contemporain, comme tous ceux qui parcourent avec démesure
notre siècle dernier,
Fluxus est resté dès ses origines un sujet
de controverses, de différends et de scandales. Il demeure encore
aujourd'hui le mouvement le plus subversif des années soixante.
Pourtant il mérite à bien des égards d'être reconsidéré. Il est juste
que nous nous attardions sur ses aspects musicaux les plus originaux
et souvent les plus indécents, sans toutefois céder à sa fougue
ou à son ivresse révoltée. Dans le sillage d'illustres précurseurs,
rebelles eux aussi dans l'âme et de visées utopiques — futuristes,
dadaïstes, constructivistes ou surréalistes — la réunion de compositeurs
autour d'un drôle de lituanien marxiste et rebelle,
George Maciunas, est non seulement l'une des plus fertiles, mais aussi l'une
des plus méconnues de l'histoire. S'il existe bon nombre d'ouvrages
sur le sujet, ces derniers sont principalement de langue allemande
et anglaise, et retracent de manière générale des éléments d'informations.
Si
Fluxus a été largement ignoré dans notre pays, c'est
beaucoup pour des raisons de moralité. Mais les choses changent
depuis le quarantième anniversaire de sa fondation, et les récentes
publications qui l'accompagnent. Ce n'est pas une musique raisonnable,
réfléchie et digne d'intérêt. Certes, nous pouvons comprendre
cette réticence à explorer une telle incongruité musicale, tant
celle-ci fut critique vis-à-vis de la société de consommation, de
la culture sérieuse et des rouages d'une représentation artistique
conventionnelle. « La beauté, a dit
Wolf Vostell, est un acte moral.
[…] C'est la morale qui produit la beauté, la créativité est un degré
de la morale. » Mais cette création est au cœur de l'entreprise
expérimentale en musique.
Fluxus dénonce par son humour les
tenants d'une institution culturelle trop figée dans ses préjugés
et dans ses artifices de codification artistique. Comme le souligne
Élisabeth Armstrong dans le catalogue
L'Esprit Fluxus :
« L'un des objectifs ultimes que Maciunas assignait à Fluxus, était de
saper le rôle traditionnel de l'art et de l'artiste. Il espérait démontrer
que tout un chacun est artiste et les artistes NE sont PAS par conséquent
indispensables. Dès le début, ses buts furent sociaux (pas esthétiques) et
soucieux de “l'élimination progressive des beaux-arts” qu'il voyait comme
un gaspillage de ressources susceptibles d'être consacrées à des “fins [plus]
constructive”. » (1)
Fluxus n'est à proprement parler ni un mouvement ni un style
particulier. Ce n'est sans doute pas un rassemblement organisé
d'individus recherchant un même objectif artistique.
Fluxus est
peut-être une attitude, un esprit particulier envers la création
artistique, l'art et la vie. Probablement c'est encore une simple
tendance comme le pensent Peter Franck et Ken Friedman
(2),
réunissant bon nombre de formes d'art expérimental, à partir des
années soixante, et étant considérée, toujours aujourd'hui, comme
l'une des formes les plus subversives de l'art contemporain ? Bref, la
pratique et la pensée
Fluxus dérangent les esprits les plus sages et
les plus conformistes, posent des interrogations suspectes et mêlent
des opinions contradictoires.
C'est un sujet tabou, révélant une sorte de fascination pour le
terme lui-même, pour la pratique expérimentale et pour le mystère
qui entourent cette formation, sa genèse et sa philosophie.
Fluxus
désigne une idée volontairement floue et a priori insaisissable, comme l'exprime l'un des tout premiers artistes du groupe,
George Brecht : « Chacun de nous avait ses idées sur ce qu'était
Fluxus, et
c'est tant mieux. Nous enterrer n'en sera que plus long. Pour moi,
Fluxus fut un groupe où des gens se côtoyèrent et s'intéressèrent
mutuellement aux œuvres et à la personnalité des uns et des
autres. »
(3) et il ajoute : «
George Maciunas avec son énergie hors pair
servant de moteur à toutes sortes de manifestations et de réalisations
auxquelles presque personne ne s'intéressait à l'époque. »
Fluxus exigeait dès sa formation un programme non seulement
artistique à multiples facettes, mais demandait de transformer
la société à l'aide d'une pratique concrète et d'atteindre ce que
George Maciunas appelle des « buts sociaux, non esthétiques ». Ce
dernier disait que « Si l'homme était capable à la manière même
dont il éprouve une émotion artistique, de vivre le monde comme
une expérience, le monde concret dans lequel il vit (aussi bien
celui des mathématiques que celui de la matière), l'art n'aurait plus
à répondre à un besoin, pas davantage que les artistes et autres
éléments improductifs. »
(4) Il fallait, pour arriver à ses fins, détruire
les Beaux-arts et prendre part à la vie réelle dans une déclaration
constante : l'art n'est pas comme la représentation du monde
mais comme le monde lui-même. Ce programme révolutionnaire se fondait sur le modèle des constructivistes russes
(5), et
principalement sur la revue
LEF (
front gauche des arts, premier
numéro de la revue en 1923
(6)) créée par le poète Vladimir
Maïakovsky. Si certains artistes
Fluxus ont répondu à cet appel
(principalement Henry Flynt,
Ben Vautier ou
Tony Conrad),
d'autres (
Dick Higgins,
George Brecht et Jackson Mac Low),
en revanche, ne partagaient pas cet appel à l'insurrection,
refusaient toutes implications politiques et tentaient au
contraire des actions artistiques inédites.
Fluxus prenait
donc deux directions, qui n'étaient pas, au fond, réellement
opposées, parce qu'elles se rejoignaient sur les principes d'une
« construction de la vie ». Dans un texte fondamental de
LEF nº 1,
« Sous le signe de la construction de la vie » de N. F. Tchoujak
(7), il
était souligné que « Si l'on essaie d'embrasser les conquêtes les
plus importantes qui, dans le domaine de l'art, sont en liaison
étroite avec les progrès sociaux de ces dernières années,
nous nous heurtons involontairement à des faits curieux et
extrêmement caractéristiques —
ces faits montrent justement
l'unité de l'art et de la vie et le caractère irréversible de l'influence
exercée sur l'art par ce mouvement fondamental qui porte la vie en avant. »
Maciunas avait eu connaissance de ce texte où « des
faits, poursuit Tchoujak, témoignent d'un parallélisme très
net dans l'élaboration de ces positions chez des groupes de
gens géographiquement séparés et qui, sur le plan formel,
ne partageaient pas toujours les mêmes idées, mais étaient
tous envahis par l'esprit de l'époque ». Les artistes pouvaient
alors passer aisément du constructivisme russe à la recherche
d'un processus révolutionnaire toujours nouveau, à
Fluxus qui
s'appuyait aussi sur un autre mouvement politique et subversif,
l'
Internationale Situationniste, pour qui la conscience du
caractère révolutionnaire de l'art et des formes expressives
ne pouvait se résoudre qu'en dépassant l'art, dans la critique
de la vie quotidienne et dans la transformation de la société
capitaliste. Il était bien écrit dans
Potlatch nº 1, (1954) qu'il fallait
travailler « à la construction consciente et collective d'une
nouvelle civilisation », en élaborant des
situations concrètes.
Guy Debord avait défini la situation comme « Une production
artistique [qui] rompt radicalement avec des œuvres durables.
Elle est inséparable de sa consommation immédiate, comme
valeur d'usage essentiellement étrangère à une conservation
sous forme de marchandise. »
(8) Cette construction de la vie
pouvait ainsi porter d'autres noms :
happening, événement,
performance ou simplement action comme le préconisait déjà
N. F. Tchoujak : « L'art est
action, et, en tant que tel, ne peut
appartenir qu'au présent ; derrière nous, nous avons
les résultats
de l'action, devant —
les plans de l'action — voilà le slogan de l'art
de notre époque. »
(9) Les termes ne sont pas interchangeables,
mais révèlent des idées communes. L'événement ou l'
event, étant l'unité la plus élémentaire, avait été défini par
Dick Higgins comme étant « une unité minimale dans une œuvre d'art ou
dans une performance ou dans la musique »
(10). Il s'agissait
bien, grâce à un retour au concret (théorie du concrétisme
de
Maciunas) de
s'approprier définitivement le réel à des fins
subversives. Dans ce rapport au réel, le dualisme entre l'artiste
et l'œuvre exigeait non seulement un retour à la forme la plus
tangible, mais aussi une liberté plus grande. Cela répondait
à la définition et de l'
event, comme unité élémentaire, et du
happening tel que l'avait souligné en 1966 le compositeur
Giuseppe Chiari : « Qu'est-ce qu'un happening ? Assumer un
acte qui s'accomplit dans la vie quotidienne, habituellement,
distraitement, presque sans s'en apercevoir, comme un acte
signifiant. »
(11)
Ces deux commentaires permettent de penser l'art comme
un vaste projet expérimental et comme un laboratoire de la
création, de tous les arts sans distinction ni hiérarchie. Ce
laboratoire concerne principalement et originellement la
musique, parce que presque tous les acteurs
fluxus étaient au
début musiciens et parce qu'il fallait dépasser le cadre de la
musique, aller au-delà des conceptions de
John Cage, pour qui
tout son est musique et pour ouvrir la sphère sonore à tous les
possibles du monde quotidien, telle la
Décollage Musik de
Wolf Vostell ou les
Methods & Processes de
Benjamin Patterson (12). Cette conception est également liée aux arts plastiques et aux formes
les plus diverses de performances : le Junk Art californien,
le néo-
dadaïsme, la pratique du
happening inaugurée par
Allan Kaprow, jusqu'au groupe des
Nouveaux Réalistes, du
Wiener Gruppe au scandaleux
Wiener Aktionismus, et bien
d'autres encore ont collaboré de près ou de loin avec
Fluxus (13).
La position politique et polémique de
Fluxus n'est donc pas
singulière. Elle est seulement beaucoup plus extrême et hors-norme.
(...)
1 Elizabeth Armstrong, « Fluxus et le musée »,
L'Esprit Fluxus, exposition Musées
de Marseille, Véronique Legrand et Aurélie Charles, Mac, Galeries contemporaines
des musées de Marseille, (traduction de Pierre Rouve, revue et corrigée par Charles
Dreyfus), première édition :
In the Spirit of Fluxus, Elizabeth Armstrong et Joan Rothfuss,
Minneapolis, Walker Art Center, p. 16 (nous soulignons).
2 Peter Franck et Ken Friedmann, “ Fluxus : A Post-Definitive History Where Response
is the Heart of the Matter ” High Performance 27, vol. 7, #3, 1984, p. 56-62
3 Cité par Hervé Gauville,
L'Art depuis 1945. Groupes et mouvements, Paris, Hazan, 1999, p. 95.
4 « L'art constructiviste se tourne du côté des perspectives de la vie sociale
qui se forment dans un grand ordre architectonique. Il ne rêve de rien que de prendre
part à cette vie, en la commençant à nouveau, à partir de ses bases économiques
et physiques. » (Kallaï, « Les Perspectives sociales et intellectuelles de l'art
constructiviste ») C'est dans ces termes que Kallaï exprimait l'idée du constructivisme
(cité par Janos Brendel, « De la matière à l'architecture », colloque
L'Art en Hongrie,
Bulletin analytique des périodiques d'Europe de l'Est, Paris, Musée national d'art
moderne, Centre Georges Pompidou, #25, p. 62, cité par Gérard Conio,
Le Constructivisme russe, Cahiers des Avants-Gardes, tome 1, Lausanne, L'Âge d'homme,
1987,p. 85.
5
LEF a pour but « le change des formes » car « le rôle de l'avant-garde était
d'éclairer, de guider le prolétariat dans la reconstruction du mode de vie », ainsi
que « la recherche d'une symbiose entre l'art et la vie, entre la création et le travail,
[...] l'aspiration à effacer les cloisonnements de tout ordre : territoriaux (frontières),
sociaux (classes) ou esthétiques (remise en cause de goût, de beau ou d'auteur…) »,
cité par Gérard Conio,
Le Constructivisme russe, Cahiers des Avants-Gardes,
tome 2, Lausanne, L'Âge d'homme, 1987, p. 1 et p. 2
6 Cité par Gérard Conio,
Le Constructivisme russe, Cahiers des Avants-Gardes,
tome 2, op. cit., p. 22-42.
7 Guy Debord, « Théorie des moments et constructions des situations »
in
Internationale Situationniste, #4, Paris, 1960, réédition Paris, Librairie Arthème
Fayard, 1997, p. 118-119.
8 Art. cit., p. 31.
9
Cf. l'analyse des deux pratiques musicales dans le chapitre 5.
10
Cf. notre ouvrage intitulé
Happening & Fluxus. Polyexpressivité et pratiques
concrètes des arts, Paris, L'Harmattan, 2004.
11 Maurice Lemaître,
Catalogue Poésure et Peintrie, « D'un art l'autre »,
Centre de la Vieille Charité, 12 février / 23 mai 1993, Marseille, Musées
de Marseille – Réunion des Musées Nationaux, p. 265-266.
12
Isidore Isou cité par Christian Schlatter, Catalogue
Poésure et Peintrie,
op. cit., p. 273, note 2.
13
Ben Vautier, Ben,
Pour ou contre, une rétrospective, Catalogue Musées
de Marseille, Réunions des musées nationaux, MAC, Galeries contemporaines
des Musées de Marseille, Marseille, 1995, p. 64.