extrait
(A)MATEUR
(p. 7-11)
Mater est un art. Mater est une pratique amateur. Voir est un état de
contentement, de plaisir et de douleur.
Une personne qui regarde le paysage ou les étoiles depuis sa fenêtre ou sous
les jupes d'une fille s'adonne à un art d'agrément sans en faire profession,
sans but utilitaire, destiné au seul plaisir, à son seul plaisir. La réflexion
proposée sous le titre générique d'Alchimicinéma tente de situer l'axe
d'observation de l'image en mouvement dans le territoire des mateurs
anonymes, des inconnus qui considèrent, comme les hédonistes, que les
passions et le plaisir sont naturels à l'homme, des sans-grade qui matent en
filmant ou qui filment en matant, naturellement, par passion et par plaisir.
L'Alchimicinéma adopte les contours d'un regroupement familial d'un
type singulier. Les familles filmiques y sont constituées de rejetons
qui, a priori, ne disposaient d'aucune chance de se retrouver un jour
ensemble. La famille des films amateurs s'y accouple avec celle des films
d'observation scientifique, celle des films de cinéma avec celle des
vidéos de surveillance. Ce nouveau foyer, organisé au sein d'une salle de
projection, unit ses sujets par un rapprochement dans le noir, un côte à
côte dans un espace partagé. Ces films sont autant de bourgeons, de sansnom
ou de pas encore de noms qui, depuis l'avènement de l'image,
répondent pourtant à une activité concrète, historiquement détermin&eacu
te;e :
une pratique filmique que l'on peut définir comme un art de l'agrément.
Je ne me livrerai pas, ici, à une énième définition du point de vue, pas
plus que je ne me lancerai dans une nouvelle tentative pour délimiter
le territoire du filmeur. Je me garderai tout autant de tomber dans des
considérations relatives à la définition de l'artiste ou de l'auteur, du
film ou du visuel, du genre ou du style, du majeur ou du mineur. Sans
prétendre, par ailleurs, que tous les films se valent, qu'il s'agit là de
la simplification généralisée d'un usage, d'un nivellement étendu
arbitrairement à tout ce qui ressemble, de près ou de loin, à une image.
Le filmeur est, pour moi, un mateur ordinaire, et l'élément capital de sa pratique est bien l'identification de la tonalité affective qui préside à
son activité. L'image en mouvement et le son qui ne l'est pas moins
(en mouvement), sont donc à définir et à observer dans les variétés,
les incohérences, les divergences de leurs pratiques ordinaires.
Le territoire du mateur, souvent anonyme, est très vaste. Le filmeur est
partout. Sa pratique est folklorique et chacun y a d'abord accès par la
tradition de l'oralité. Nous avons tous quelque chose à dire sur l'image, nous
disposons tous d'un point de vue critique, depuis le photographe amateur,
qui vante la technique de son dernier appareil, jusqu'au chauffeur de taxi,
qui explique la manipulation dont sont victimes les spectateurs de télévision.
Le pratiquant d'image est sûr de son fait. Il ne doute pas de sa technique
de faire et de dire.
Je me suis toujours demandé comment, dans le temps, le filmeur avait fini
par supplanter l'accordéoniste. L'accordéon fut le premier instrument
industriel fabriqué en série au dix-neuvième siècle. Si la caméra et
l'accordéon ont vécu une révolution numérique, seul le joueur d'images
envahit encore les réunions au coin du feu, les mariages, les pots de départ
à la retraite et les plages de Vendée. Le filmeur est toujours là, derrière ou
au-dessus de vous, envahissant l'espace public en sa totalité.
Ce qui reste à l'appréciation est toujours assujetti aux critères du
jugement esthétique. L'ordinaire n'échappe pas aux normes de la belle
image, du beau cadre et des beaux effets spéciaux : par défaut, puisque
l'ordinaire ne possède pas, justement, ces qualités. Ce négatif n'aurait
pourtant d'intérêt que dans la mesure où il remettrait en cause une
approche critique qui, depuis des siècles, juge de la beauté en s'appuyant
positivement sur lui. En observant concrètement l'activité des filmeurs
ordinaires, il est possible de bousculer certains critères d'identification
d'un film, dans un précipice proche de celui creusé par Marcel Duchamp
avec son ready-made, dans un renversement de l'édifice qui nous oblige à
repenser la définition de l'image en mouvement et nous permet de
casser les hiérarchies. Cette exigence est nécessaire si l'on veut observer
différemment les films : de façon oblique, aurais-je envie de dire. Depuis Marcel Duchamp, personne ne peut plus faire l'économie d'une telle
réflexion, ce qui explique probablement qu'aujourd'hui on ne s'intéresse
plus tant à l'esthétique – qui fixe des règles, donne des solutions –, qu'à
l'« ontologie » d'une oeuvre – le comment et le pourquoi d'un objet, son
passage du non-art à l'art. Cette question, qui est celle de la transfiguration
d'un état à un autre, est le grand chantier de l'Alchimicinéma.
Le film Alchimicinéma sort donc du cadre de l'image pour s'affirmer
comme objet, objet trouvé, objet involontaire ou ready-made. Dans la
continuité de mes célèbres prédécesseurs (Breton, Duchamp) qui ont
tenté de définir l'objet en relation au Beau, mon terrain d'analyse sera
celui du Moyen, en m'y fixant pour définir une panoplie du moyen,
j'écarte donc toute envolée lyrique vers le nul ou le meilleur, le pas bon
ou le merveilleux, pour dresser une gamme de moyen-moyen, plus que
moyen, passablement moyen… Ainsi, j'ai pu définir assez précisément
deux cas de film Alchimicinéma, le premier comme un objet Grand Nain,
le second comme un Petit Géant. Cette vision qualitative réglée sur la
norme définit ainsi l'objet Alchimicinéma : un objet ordinaire, dans la
norme, c'est-à-dire un objet moyen qui pourtant est identifiable par le
potentiel Nain d'une race mutante.
Qui s'intéresse à ces images mal foutues, mal cadrées, tremblantes, dont
l'équilibre tient à l'assiette de deux jambes gauches, le point de vue à une
molette d'effets de rapprochements et d'éloignements successifs, dont les
sujets ne concernent que celui qui filme ? Oui, qui s'intéresse vraiment à
un film amateur ? J'avais été ébahi, lors d'une projection chez un inconnu,
par un film Super-8 consacré à son mariage. Je ne connaissais aucun
membre de la famille filmée et j'assistais donc à l'ineptie, au degré zéro
du vouloir dire quelque chose, à la nullité de vivre un quoi que ce soit.
Devant ces films de famille, qui exhibent avant tout leur propre inanité,
plus rien ne peut se raconter. On s'interroge, alors. Pourquoi un film ?
Pourquoi une projection de ce film ? Personnellement, je suis fasciné par
ces situations où je me sens aspiré par le vide et la stupidité, une attraction
atterrante puisque soumise à la gravité. Mais la question reste entière.
Pourquoi donc entretenir un tel intérêt pour ces projections qui
investissent les longues soirées en famille et ne peuvent être comprises que par les hôtes du foyer, tout autre convive étant plongé brusquement
dans un profond état de consternation ? Je crois que ce qui m'intéresse, en
premier lieu, dans ces situations familiales et ces expériences populaires,
c'est leur nature contradictoire : il s'agit de reproduire une salle de cinéma
dans une salle à manger, en inventant une disposition hybride dont l'écho
est immédiatement perceptible dans la restriction apportée à cette séance
collective en termes familiaux et donc intimes. Entre sphère publique et
sphère privée, la monstration de l'image éprouve ici des changements
importants. Elle en a d'ailleurs vécu depuis son avènement. Le cercle
familial fut l'un de ses premiers promoteurs.
Il est intéressant d'observer le mouvement d'ensemble du cinématographe
de 1895 à nos jours, son mouvement opératoire, sa conduite intérieure.
Pour cela, l'exemple des projections électroménagères est instructif. Le
Super-8 est entré dans les ménages en même temps que le coupe-légumes
électrique. Dans le commentaire qu'il produit pour accompagner les films
lors de leurs projections, lequel fournit des précisions sur les lieux – « là
c'est l'église de Carsac-Aillac » – et étiquette des noms sur les personnes
inconnues – « le cousin Robert de Vallière, à côté de ta mère, t'as vu, il est
venu ! », le commentateur-filmeur se transforme en guide pour une visite de
l'image. Son attitude rappelle les débuts du cinéma, quand dans les cinémas
forains et dans les églises (ce qui est moins connu : des films racontaient
l'histoire du Christ, dans la tradition directe de l'art des vitraux), un
conférencier – qu'on appelle parfois un bonimenteur, un beau parleur, un
acteur né, un colporteur à la sauvette, un théologien en chaussettes – en bas
de l'écran, s'exclamait : « Attention ! Regardez ça, regardez là-bas, vous
voyez ? » Il pouvait ainsi raconter une histoire et mettre des paroles dans la
bouche des personnages. Cette instance, décisive dans l'évolution de l'image
en mouvement vers la sonorisation, pose une question critique, celle du statut
de l'interprète, cette personne qui explique et éclaircit le sens d'un film.
Autre technique conférencière dont je me suis beaucoup inspiré : le benshi.
Apparu dans le théâtre bunraku – un théâtre de poupées géantes qui vient
d'Osaka, où les manipulateurs, habillés généralement de noir, portent de
grandes poupées qui sont censées se parler l'une à l'autre –, le benshi est
un narrateur assis à côté de la scène, excessivement éclairé et mis en évidence, dont les propos sont accompagnés d'un instrument à cordes.
Sa voix exprime toute la violence des textes, tandis que les poupées
impavides bougent à peine, hochant la tête.
Le cinéma muet japonais a importé du théâtre ce rôle de l'interprète, le
benshi, avec sa voix qui raconte ce qu'il faut voir dans les images. De
sorte que celui-ci est devenu l'attraction du spectacle cinématographique
jusqu'en 1920 au Japon. Les spectateurs allaient au cinéma entendre tel
ou tel benshi plutôt que voir tel ou tel film. Le benshi prenait des libertés
absolument extraordinaires avec l'histoire du film qu'on lui avait
communiquée. Il en influençait le ton, le genre, en proposait, selon
sa spécialité, des versions comiques ou mélodramatiques.
Tout comme notre anonyme avec son film de mariage, le benshi développe
quelque chose qui lui appartient spécifiquement. Il se débarrasse de Dieu
ou de ses médiocres hypostases : la totalité, l'unité, la vérité. Le cinéma
muet japonais déplace donc, tout comme la projection du film de famille,
le récit hors écran, à côté, et l'incarne dans une voix vivante, présente in
situ. Cette voix dispense ces films de raconter une histoire à l'écran, de
faire un montage au service d'une narration. Le film seul, sans cette voix,
proposerait une obscure logique d'organisation, de l'ordre du chaos.
Si l'image en mouvement est en désordre, il faut un acte d'interprétation
qui en dénoue le sens, qu'il s'appelle benshi, commentateur, exégète,
spectateur avant tout. Notre présence est indispensable devant ou à côté
du film pour faire connaître les sentiments et les volontés d'un autre.
L'Alchimicinéma privilégie ces fouillis extraordinaires, ces films éloignés de
toute orthodoxie, qu'elle soit celle des genres et des styles, de la grammaire
du cadre, du montage, de l'éclairage, censée tout ordonner. Par l'action du
benshi – seul médiateur, maître de cérémonie, premier spectateur, véritable
auteur d'un film éphémère – s'opère une régulation du chaos. La règle est
celle de l'improvisation : il faut être en phase non pas avec le film, mais
avec le lieu et le spectateur, ce qui demande une grande réactivité, une
prise sur le direct. Il faut vivre et anticiper le film. Un commentateur ou
un benshi sont nécessairement asynchrones, à l'exact inverse d'un chanteur
de karaoké, à la recherche d'une synchronie impossible.