Éric Mangion - Post-opératoire (p. 115-118)
L'exposition
À moitié carré, À moitié fou avait pour objet la résurgence actuelle des formes dites minimales, alors qu'on croyait ce type de préoccupation définitivement cantonné au design ou à des installations plus complexes dans
lesquelles le minimalisme n'était qu'une valeur ajoutée parmi tant d'autres
(1).
Pour mener à bien ce travail d'analyse, le commissariat de l'exposition a été confié à trois jeunes critiques :
Vincent Pécoil,
Lili Reynaud-Dewar et
Elisabeth Wetterwald. Ces derniers ont, au cours des dernières années, chacun à leur niveau, oeuvré à la
réévaluation de ces formes et à leur « revitalisation » dans le domaine critique. Le magazine
Zérodeux, dans lequel ils écrivent régulièrement, a notamment servi (du moins
en France) de plate-forme de réflexion sur ce phénomène esthétique en publiant de nombreux articles sur les modes d'appropriation et les emprunts à l'art minimal (en l'occurrence à travers le dossier
Hyperminimalisme vs Subminimalisme dans le n° 34).
L'exposition débutait sur une pièce de
John Armleder datée de 2001, appartenant à la série
Furniture Sculpture, dans laquelle on pouvait découvrir le (véritable) prototype
d'un lit conçu par le groupe d'architectes Superstudio en 1968, tout simplement posé au sol, en plein coeur de la Galerie Carrée, le premier et le plus spectaculaire espace du centre d'art de la Villa Arson. Les murs étaient entièrement recouverts d'un film en vinyle doré. Ce dernier avait un triple avantage : sa texture granuleuse (grâce à son adhérence au mur) laissait supposer que c'était de la peinture, sa couleur dorée donnait une véritable aura à l'ensemble, tandis que sa radicalité exhibée sur plus de 240 mètres carrés dans un espace imposant, sans aucun autre signe de distinction que le lit central, confortait le côté théâtral et spectaculaire de l'installation. Cette pièce séminale de
John Armleder donnait volontairement le ton de l'exposition en concentrant à elle seule la plupart des préoccupations évoquées plus loin.
Le choix des oeuvres s'est ensuite porté sur une cinquantaine d'artistes, pour la plupart âgés de moins de quarante ans, dont les oeuvres ont été réparties en treize thématiques sous la forme d'un véritable parcours.
La première étape était intitulée
Cellule communiste (page 11). Le propos était de rappeler les liens historiques entre la révolution communiste et la naissance de l'abstraction
– et donc quelque part celle du minimalisme. Puis, deux salles intitulées
Crash (page 15), dont l'objectif était de réaffirmer les rapports qu'il existait dès les années 60 entre le monde de la production industrielle (notamment celle de l'industrie
automobile), et celui de l'art minimal. L'exposition continuait avec la salle
Blank Signs * (pages 23) qui mettait en valeur l'appropriation par les artistes des supports standard de la communication publicitaire dans l'espace urbain (affiches, enseignes, panneaux…), tout en les évidant de leur contenu. Les
Salons abstraits 1 et 2 (pages 31 et 37) essayaient d'extirper les liens forcément étroits entre l'abstraction et le minimalisme,
tantôt en jouant sur les effets décoratifs, tantôt en soulignant les paradoxes des objets dits d'usage (comme un peu plus haut avec
Armleder). Plus loin,
Black, White and Gray (page 47) rappelait l'importance de l'exposition éponyme de 1964 au Wadsworth Atheneum à Hartford dans le Connecticut, pour laquelle le commissaire d'exposition Samuel Wagstaff avait demandé à une liste impressionnante d'artistes de n'exposer que des oeuvres noires, blanches et grises, initiant là un refus de toute expression et complexité formelle. La salle
Déformalismes (page 59) tentait de révéler les déformations
opérées sur des formes élémentaires, troublant ainsi leur perception.
À l'étage inférieur, la première salle évoquait la fameuse exposition
Primary
Structures au Jewish Museum de New York, fondatrice en 1966 de l'art minimal en tant que tel. Mais plutôt que de singer ou de « refaire » l'exposition (ce qui en soit aurait été impossible), les commissaires se sont appuyés sur la remarque d'une critique
d'art de l'époque
(2) qui voyait dans les oeuvres proposées l'
ABC de l'art (page 65),
soit l'enfance de l'art. Les pièces présentes ici ont joué de cette conception presque ludique et enfantine de la création. Dans la salle suivante,
Minimal Show (page 81) soulignait à juste titre que l'art minimal était devenu autant une imagerie qu'un
slogan, tandis que
Mystique minimale (page 81) risquait un rapprochement discursif
entre ésotérisme et rationalisme, sous prétexte que les formes de l'art minimal étaient une réitération de structures anciennes, voire protohistoriques. Dans la salle
Air (page 87), toutes les oeuvres tentaient de s'affranchir des contraintes de l'espace, jouant sur les effets de trompe-l'oeil ou sur les dissimulations, soulignant le paradoxe de l'art minimal entre sa théâtralité de fait et ses désirs contingents de « discrétion ». La salle
Espace public (page 97) jouait, quant à elle, de l'appropriation par les artistes des formes de l'espace public tels des équipements urbains (une cabine téléphonique
pour
Martin Boyce), ou des prototypes d'architecture (pour Alice Könitz). Enfin, la dernière salle, intitulée sobrement
Décharge (page 105), offrait un destin presque
tragique (ou du moins mélancolique) aux oeuvres exposées, soit en les tordant dans tous les sens (
Wade Guyton), soit en les faisant lamentablement couler au sol
(Jim Lambie), soit enfin, en les roulant carrément comme des boules de chiffons (
Steven Parrino), prêtes à être jetées dans la première poubelle qui passe.
On aura compris à travers ces différentes étapes que le propos des commissaires était de montrer que si une certaine forme d'art minimal en tant que tel continue
a priori d'exister à travers le travail d'artistes plus jeunes, ceux-ci se veulent aujourd'hui totalement décomplexés des citations et des appropriations, non seulement en faisant
directement référence à leurs aînés pour certains, mais surtout, en ne cachant en aucun cas les emprunts que leurs travaux font à la société qui nous entoure.
Mais au-delà de ce constat factuel, les commissaires nous révèlent aussi que ces emprunts existaient déjà – mais de manière moins affirmée – dans les années 60, et qu'au fond les jeunes artistes ne font que réactiver une partie déjà engagée. Des ressemblances plus qu'idéologiques existaient déjà entre le Pop Art et l'art minimal,
allant de fait contre le dogme de l'autonomie de l'oeuvre si chère à l'orthodoxie
minimale, à l'instar du fameux «
what you see is what you see » de Frank Stella ou des «
specific objects » de Donald Judd.
Par ailleurs, et sur un plan plus phénoménologique, l'exposition rappelle que
l'irrationalisme programmatique de Donald Judd, les analogies hasardeuses de
Robert Smithson, la pensée schizophrène de
Dan Graham ou les non-sens avoués de
Sol LeWitt, sont tout autant constitutifs de l'art minimal que le sont les principes rationalistes. Ce qui là aussi s'oppose aux différents présupposés historiques.
En révélant ses secrets de fabrication, le minimalisme disparaît alors comme conscience esthétique révolutionnaire. Il redevient de fait un courant beaucoup plus banal (autant
high que
low pour reprendre l'expression consacrée), bien loin de sa radicalité initiale qui en faisait la dernière étape du Modernisme. Les repères sont brisés et les paradoxes mis à jour.
C'est certainement pour ces raisons que l'exposition est (peut-être) apparue théoriquement comme une impasse, car elle ne répondait pas forcément aux clichés que l'on pouvait attendre d'un tel sujet : ni à un retour à une problématique essentialiste,
ni à une attaque théorique en règle contre le minimalisme comme ce fut
souvent le cas dans les années 80.
De même, beaucoup de sujets soulevés sont restés en suspens, comme les liens avec l'abstraction, le soi-disant mysticisme des formes, les rapports avec l'espace public, ou plus significatif encore, le principe dit de
déformalisme soulevé dans
l'une des étapes du parcours, et dont les « effets » ne renvoyaient au fond qu'à un formalisme qui se dérobe.
C'est pour ces raisons aussi que beaucoup d'oeuvres sont apparues purement ludiques, comme des simples clins d'oeil ou des embryons de formes, bien éloignées de l'aura hiératique et théâtrale des installations des pères fondateurs. Ce n'est pas innocent, et volontairement déceptif. Le titre est lui-même emprunté à celui d'une pièce de
Dan Graham qui n'arrive pas à trouver sa forme parfaite entre le carré idéal et la courbe concave de deux de ses quatre faces.
C'est pour ces raisons enfin que le parcours de l'exposition a été conçu en perpétuelle
reconstruction, comme un jeu de pistes cherchant ses propres trajets, un peu désorienté malgré les thématiques proposées. Il aurait en effet été contradictoire de répondre à un propos volontairement ambivalent par une proposition parfaitement « ficelée ». Il n'était pas question de produire une exposition muséale idéale, d'où les multiples portes de sorties (
Dan Walsh dans la salle
Air), les parasitages (
Stéphane Dafflon et
Pascal Pinaud dans
Crash), les digressions (Ceal Floyer dans
Black, White and Gray), ou mieux encore toutes les oeuvres de la salle
Décharge qui – par leur constat
de délabrement – laissent au visiteur un goût d'amertume.
Mais au bout du compte, s'il y a une pièce qui incarne à elle seule toute l'exposition,
c'est bien le film de
Jonathan Monk (
High School Boogie Woogie, 2001) qui projette en 16 mm sur un mur l'image d'un jeu
Rubik's Cube en mouvement permanent,
cherchant sa configuration idéale (salle
Primary Structures).
High School Boogie Woogie apparaît comme une irrésolution.
À moitié carré, À moitié fou n'en était pas moins une. Mais en version XL.
1. Comme on a pu le constater par exemple avec des artistes comme Angela Bulloch ou Felix Gonzalez-Torres durant les années 90.
2. Barbara Rose, Art in America, octobre-novembre 1965.