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L'incroyable #03

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Edito

Ce numéro de L'Incroyable, consacré à la jeunesse de la peintre et sculptrice Nicole Eisenman, est le deuxième volume d'une trilogie américaine. À travers l'adolescence de l'artiste Jim Shaw, le précédent numéro de la revue explorait l'Amérique blanche, hétérosexuelle, patriarcale, religieuse, industrielle et décrivait cette jeunesse hippie qui, en réaction à la vie de ses parents, a fui en Californie. Nombreux·ses sont ceux qui y ont reproduit les mêmes schémas – des hommes entourés de femmes qui s'occupent de la maison – mais en communauté, avec le LSD et l'amour libre. Ce numéro parlait également de Détroit et sa classe ouvrière, abandonnée par ses syndicats, qui se réfugie dans la Bible.
Avec Nicole Eisenman, nous partons à Scarsdale, la banlieue aisée où elle grandit, puis à New York. Nous sommes dans les années 1980 et 1990. La jeune Nicole découvre tôt son homosexualité dans une ville engluée dans les normes de la bourgeoisie américaine, moralisatrice, sûre de ses valeurs, ce qui rend ses premiers amours et découvertes charnelles difficiles. Elle étudie dans une école publique expérimentale. Les élèves sont en comité réduit et une professeure, la peintre Joan Busing, les initie à l'histoire de l'art et à ses techniques, dans les musées new-yorkais lors de sorties scolaires. Les week-ends, Nicole et ses amies prennent le train pour New York et les rues sales et excitantes d'Alphabet City. Une zone autonome dont la gentrification en court se fera avec pertes et fracas pour ses communautés. Elle y découvre la culture punk dans les clubs, notamment le Pyramid et ses performances drag, dans les librairies où elle achète des bandes dessinées, dans les squats et les jeunes galeries et dans les fanzines qu'elle commande par la poste. Une jeune génération gay, lesbienne, bi, transgenre, féministe, anarchiste, antiraciste, anticonsumériste, anticapitaliste, s'exprime à travers le pays dans ces autopublications alors que se forme dans les universités, au début des années 1990, un nouveau mouvement de pensée, la Queer Theory, porté par les idées de Judith Butler, Eve Kosofsky Sedgwick et d'autres.
Nicole Eisenman grandit dans un environnement cultivé, stimulant, bien que ses parents (son père en particulier) aient des idées conservatrices sur l'homosexualité. Ce père est psychiatre à l'armée. Son arrière-grand-mère, Esther Hamerman, était une peintre polonaise qui avait fui le régime d'Hitler. Elle lui laisse un héritage culturel européen, nourri par la peinture expressionniste. Nicole Eisenman s'inspire de peintres tels qu'Edvard Munch ou James Ensor. Elle mélange ces influences avec d'autres références, américaines cette fois-ci, Philip Guston, Amy Sillman – son amie et mentore –, Thomas Hart Benton, mais aussi le dessinateur de la contre-culture hippie Robert Crumb. Le cartooniste est son opposé à bien des niveaux. C'est un homme, hétérosexuel, habité de fantasmes fétichistes, il vient de l'utopie hippie et la génération punk de Nicole Eisenman s'est construite en opposition à eux, ses aîné·e·s. Elle regarde pourtant scrupuleusement ses planches de dessins, il·elle partagent le plaisir du mauvais goût et l'humour acide et grotesque qui décrit des scènes souvent tragiques du quotidien décati, dépressif, d'un pays où l'American way of life est mis à mal.
Nicole Eisenman s'installe à New York alors que l'épidémie du sida fait des ravages. ACT UP New York milite avec force contre les gouvernements Reagan puis Bush, contre leur homophobie et leurs politiques qui abandonnent les malades et les pauvres. SILENCE = DEATH crient les militant.e.s et les murs de la ville sur lesquels sont placardés ces mots. Depuis les émeutes de Stonewall en 1969 et la création d'associations comme le Gay Liberation Front, l'homosexualité est dans de nombreux États encore considérée comme le signe de maladies mentales. La sodomie et la fellation sont jugées illégales et immorales. Le fameux procès Bowers v. Hardwick, qui eut lieu en 1986 dans l'État de Georgie, en est la triste démonstration. Les pouvoirs publics ne s'intéressent pas à ces jeunes qui disparaissent en quelques mois par une étrange maladie foudroyante qui décime l'entourage d'Elisabeth Lebovici, Dennis Cooper, Sarah Schulman, Eileen Myles, A. L. Steiner, les fierce pussy et de nombreux autres artistes, écrivain·ne·s, théoricien·ne·s dont nous parlons dans ce numéro. Craig Owens, critique d'art brillant, ami de Douglas Crimp et auteur pour la revue October, disparaît au début des années 1990 et laisse derrière lui une œuvre majeure. Nous traduisons l'un de ses textes féministes dans ce numéro pour faire découvrir aux lecteurs et lectrices français.e.s la beauté de ses écrits.
Nicole Eisenman s'installe quelques années après à Brooklyn. Avec son amie A. L. Steiner, artiste, autrice et militante queer, elle crée Ridykeulous, un projet curatorial féministe et queer où elle montre les œuvres d'A. K. Burns, Dana Schutz, K8 Hardy, Lara Schnitger, Jibz Cameron, Dennis Cooper, Guerilla Art Action Group (G.A.A.G.), Harmony Hammond, Eileen Myles, Chuck Nanney, Genesis Breyer P-Orridge, Laura Parnes, Adrian Piper, William Powhida, Ad Reinhardt, Nicola Tyson, Carolee Schneemann, Nancy Spero, Kara Walker et David Wojnarowicz. Nicole va aussi peindre Brooklyn, les fêtes avec ses ami.e.s, des inconnu.e.s au faciès déprimé et des amours naissants entre des femmes qui flirtent dans la nuit profonde, avachies sur les tables des biergarten, enivrées par l'alcool. Un quotidien new-yorkais que l'on devine privilégié mais qui laisse transparaître quelques failles et nèvroses derrière la surface et les couches de matières.


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