Histoire d'une transexpérience
par Jérôme Sans (p.7-8)
Ce livre d'entretiens est un hommage à l'œuvre de l'artiste Chen Zhen, et à sa volonté de laisser derrière lui une trace de son parcours artistique en forme de dialogues. L'œuvre de Chen Zhen se lit comme un fleuve dont on connaîtrait la source, mais pas la fin. Une œuvre protéiforme qui échappe volontairement à toutes définitions possibles autour d'un corpus d'idées fortes. Un travail dont les centres multiples offrent encore aujourd'hui de nouvelles perspectives.
Chen Zhen arrive de Chine à Paris en 1986, avec pour seule certitude celle que l'Occident est l'unique territoire où il pourra développer son travail d'artiste. Un Occident qu'il connaît peu, mais qui représente pour lui la modernité. Chen Zhen était animé par le besoin de se confronter et de s'ouvrir à d'autres cultures. Sa vie et son œuvre reposent sur cet enjeu de découvertes et de connaissances. L'être humain et son environnement était au centre de ses préoccupations et de sa démarche artistique. Lors de notre première rencontre, Chen Zhen s'est présenté à moi comme critique et artiste. Puis, pendant deux ans, il n'a produit aucune pièce, assourdi par ce choc culturel entre communisme et capitalisme, dictature et démocratie. Une résonance culturelle, sociale et politique, qui ouvrira la voie à sa volonté d'établir, à travers sa pratique artistique, un pont entre deux continents : l'Est et l'Ouest. Chen Zhen croyait particulièrement en cette capacité de l'art à infiltrer tous les champs du quotidien, y voyant le moyen de créer des réseaux de communications et de résoudre des conflits entre les individus et la société, la nature, la science, la technologie, la politique. Ses œuvres ne cessent d'interroger le monde, l'homme et son environnement. Chacune d'elles marque la construction d'un discours et d'un mode de pensée transculturel liant spiritualité et technologie, dimension matérielle et immatérielle. Chen Zhen a transmis dans ses œuvres le schéma d'un monde connecté par un langage commun et la volonté de communiquer et de partager.
Le centre névralgique de son projet consistait en l'établissement d'une synergie par l'échange de savoirs, de compétences dans les domaines de l'art, de la médecine, de l'identité culturelle, de la politique, de l'écologie et de l'urbanisme. Chen Zhen s'est positionné entre ces deux mondes, dans ce qu'il a défini par le concept de « Transexpérience ». Une attitude face à autrui et à soi-même. Besoin vital d'ouvrir sa culture et son expérience aux autres, curiosité de s'enrichir au contact d'environnements pluriels. Chen Zhen était animé d'une urgence de vivre, parce que son corps lui avait donné une échéance. Sa maladie l'a rendu plus vivant, et lui a également inspiré le désir de devenir médecin. Chen Zhen a transformé son frein en moteur, en ressource. Il a pris sa vie comme un enjeu, un message et une philosophie, pour en faire une œuvre ouverte et toujours active.
Faire du bruit à l'Est (p. 61-66)
Cet entretien entre Chen Zhen et Eleanor Heartney a été réalisé
en 1997 pour
Flash Art qui ne l'a jamais publié. Le texte
a été reproduit dans le catalogue de l'exposition
Chen Zhen,
A Tribute, par le P.S.
(1) Contemporary Art Center, New York,
2003, pp. 15-16.
Eleanor Heartney est critique et contribue régulièrement à
Artpress et
Art in America.
Eleanor Heartney :
Vous avez exposé en France, en Allemagne, aux
Pays-Bas, au Japon, à Shanghai, en Chine et aux Etats-Unis.
Qu'est ce qu'un artiste international aujourd'hui ?
Chen Zhen : Je suis en général invité à des expositions internationales
pour deux raisons : pour participer à des expositions
d'art chinois en tant qu'artiste chinois contemporain ou pour une
exposition de groupe en tant qu'artiste asiatique. C'est très à la
mode d'organiser une exposition avec quatre ou cinq artistes
asiatiques. C'est tantôt moi, tantôt quelqu'un d'autre qui est
choisi. Et puis il y a une troisième raison. Des gens sont parfois
très intéressés par mon travail et invite Chen Zhen. C'est ce que
je préfère, bien sûr.
E. H. :
Cette mondialisation de l'art est un phénomène plutôt
récent. A votre avis, quelle est son origine ? Pensez-vous que ce
soit le signe d'une réelle internationalisation ?
C. Z. : Les biennales et autres expositions de grands musées sont
presque les mêmes partout. Nous rencontrons les mêmes artistes,
les mêmes conservateurs et les mêmes critiques. Quant à l'explication
de ce phénomène mondial ? L'idée de multiculturalisme vient
des Etats-Unis. La décentralisation commence par le centre. Des
expositions sont maintenant organisées à travers l'Asie : Kwangju,
Corée, Japon, Singapour. Ceci reflète non seulement le multiculturalisme
mais aussi les changements économiques, politiques et
sociaux depuis la guerre froide.
Il y a un proverbe chinois qui dit que le vent souffle de l'Est pendant
cinquante ans, puis de l'Ouest pendant cinquante ans. Cela
signifie que personne ne peut dominer le monde en permanence. Le
peuple chinois a l'intuition que son tour arrive. Les changements
économiques provoquent des bouleversements au plus profond des
consciences, modifient l'idéologie, la politique et le nationalisme.
Il y a maintenant de l'argent en Asie et le monde occidental a
besoin d'argent. Il y a un ordre nouveau.
E. H. :
Mais si le vent vient de l'Est, il est évident que les définitions
de l'art, du succès et du système artistique viennent toujours
de l'Ouest.
C. Z. : Tout à fait. Il y a essentiellement deux catégories de gens en
Asie : ceux qui sont complètement occidentalisés et ne prennent à
l'Ouest que ses aspects positifs ; les autres, influencés par le
contexte postcolonialiste, sont contre l'Occident, même s'ils n'ont
qu'une vague idée de ce qu'ils contestent. Mais si vous êtes juste
critique, vous dépendez aussi de l'opinion occidentale. Et c'est en
travaillant dans l'espace laissé libre entre ces deux pôles que vous pouvez trouver une nouvelle manière de créer quelque chose. Je
voyage beaucoup, je vois différentes opinions, mais pour moi, en
tant qu'artiste, je sens qu'il est plus important de m'enrichir individuellement.
Je ne veux pas être limité à la culture occidentale ou
chinoise.
E. H. :
Les Occidentaux ont le même problème. Soit ils ont peur de
l'Asie, soit ils l'idéalisent comme une culture pure, non salie par
l'Occident ou le matérialisme.
C. Z. : Bien sûr. C'est ce dont Pontus Hulten1 me parlait lors d'une
discussion et qu'il appelait l'éternel malentendu entre l'Orient et
l'Occident. Il y a des gratte-ciel partout à Shanghai, du béton et des
milliers de voitures. Mais les Chinois gardent leur propre façon chinoise
de penser. Il est illusoire de croire que si nous apportons les
idées de l'Ouest ici, notre univers sera occidentalisé. N'y pensez
pas. L'incompréhension suit toute tentative de compréhension de
l'autre. On n'y peut rien.
E. H. :
Pensez-vous que cela s'applique aussi à votre travail ?
C. Z. : Les artistes asiatiques et occidentaux réagissent souvent de
façon totalement différente à mon travail. Prenez l'exemple de
Daily
Incantations, une installation que j'ai faite pour l'espace Jeffrey
Deitch (New York) l'année dernière. J'ai utilisé des pots de
chambre fabriqués à Shanghai pour créer un ensemble de cloches
chinoises. On utilise de moins en moins de pots de chambre à
Shanghai. Ils symbolisent la vieille ville, la vieille culture, le sousdéveloppement,
etc. Quand je les utilise, je ne les considère pas
comme des objets d'art. Ce sont des objets communs qui évoquent la
modernisation de Shanghai. A New York, j'ai transformé ces objets
du quotidien en cloches, un instrument royal chinois. Les visiteurs
chinois ont réagi en disant que c'était horrible, qu'ils sentaient mauvais et que c'était honteux de les montrer dans une galerie. Les Occidentaux
y voient de beaux objets chinois anciens. Puis, se rendant
compte que ce sont des pots de chambre, leur opinion change.
E. H. :
Vous essayez de jouer en permanence entre ces malentendus.
C. Z. : Je ne joue pas avec, j'essaie de les créer. C'est ma façon de
penser. Je veux que les choses deviennent plus compliquées.
E. H. :
En Occident, il est probablement assez facile de créer ces
malentendus. Mais qu'en est-il lorsque vous retournez en Chine ?
C. Z. : L'année dernière, à la biennale de Shanghai, j'ai été invité
pour montrer mon travail en Chine, pour la première fois depuis neuf
ans. Cependant, mon travail a été censuré. Je venais de faire une
oeuvre en forme de table ronde à Genève
(2). Cela m'a donné l'idée de
faire une table de jeux comme moyen de remettre en cause l'argent,
nouvelle religion en Chine, comme dans le reste du monde.
Mon projet était de créer un nouveau jeu basé sur trente-six stratégies
militaires chinoises
(3) sur le plateau d'une table gigantesque. Il devait
y avoir cent mille vraies pièces de monnaie chinoise étalées sur la
table. Il devait y avoir trente-six trous dans le plateau avec des pots
de chambre en dessous. Une manière de dire que l'argent n'est pas
propre, du moins pour les intellectuels.
Les hommes politiques chinois ont tout de suite compris ce que
cela signifiait. Ils voulaient que je change les matériaux parce
qu'ils savaient que ces matériaux pouvaient aisément conduire à
des malentendus sociaux.
A Shanghai, j'ai découvert que mon mode habituel d'élaboration
d'une oeuvre ne fonctionnait pas. Mais l'expérience a été bonne, car
je comprends mieux maintenant. Cela ne m'empêchera pas de revenir
en Chine pour d'autres expériences. Après dix ans d'absence, je
veux retourner dans mon pays et participer au changement culturel
qui est en cours.
E. H. :
Les Occidentaux ont tendance à voir l'Asie comme un
monolithe et à penser que tous les Asiatiques sont pareils. Comment
devrions-nous penser à l'Asie ?
C. Z. : Je pense que l'Occident devrait s'intéresser à l'individu s'il
veut comprendre l'Asie. Chacun est unique. Par exemple, moi,
j'appartiens à la génération qui a vécu les dix ans de la Révolution
Culturelle. Puis j'ai passé dix ans en Chine après la Révolution
Culturelle, pendant la période de réforme chinoise. Je viens de passer
dix ans en Occident. Une telle expérience n'a rien à voir avec
celle d'un Chinois du même âge qui n'a pas quitté son pays, ni avec
celles d'artistes qui ont toujours vécu à New York.
Mais nous avons tout de même des choses en commun. Des gens
me demandent par exemple si je suis un artiste conceptuel. Quel est
le sens de cette question ? Pour moi, elle n'en a pas. Ils nomment
« conceptuel » ce que j'appelle « métaphorique ». Ce qui est
conceptuel est lié à un mode de pensée très logique et rationnel
alors que les métaphores sont libres et élastiques. C'est une
manière de parler d'idées profondément philosophiques.
Les Chinois racontent toujours des histoires qui cachent un sens plus
profond. Un célèbre dicton méditerranéen dit : « Fais du bruit à l'Est
et attaque à l'Ouest. » C'est la façon de faire des Chinois. Il ne se
passe rien d'où vient le bruit. C'est une manière paradoxale de penser.
E. H. :
En quoi cela change-t-il de la pensée occidentale ?
C. Z. : Ce qu'un New Yorkais entend par métaphorique est probablement
assez différent. Je fais référence à un procédé indirect chinois
de métaphore. Cette métaphore n'est pas symbolique, elle tient
du mouvement, de la mutation : une espèce d'insinuation. Si
quelque chose est acide, vous le mélangez à quelque chose de
sucré. C'est une contradiction à la Chinoise, comme le Yin et le
Yang. Dans mon travail, le moment le plus excitant est lorsque, tout à coup, il se produit une rencontre entre deux choses qui s'ignoraient
jusqu'alors. Tout est dans le contraste, la contradiction et la
confrontation.
E. H. :
Cette approche est-elle individuelle ou culturelle ?
C. Z. : Cette méthode vient d'une part de mon mode de travail mais
aussi de ma propre position d'Asiatique dans le monde occidental.
Elle est liée à des questions qui ont à voir avec ma propre identité.
J'essaie de susciter des malentendus en multipliant les pistes dans
mon travail. C'est ma stratégie personnelle dans ma propre existence
comme dans mon travail.
Traduit de l'anglais par Françoise Etienne
1. Commissaire d'exposition, Pontus Hulten a été directeur du Moderna Museet à
Stockholm et du Centre Georges Pompidou à Paris. Il est à l'origine de la création de
l'Institut des hautes études en arts plastiques à Paris dont il a été directeur.
2.
Round Table, 1995, créée pour l'exposition de groupe
Dialogue de Paix organisée à
Genève au Palais des Nations Unies par Adelina von Fürstenberg.
3. Les anciens stratagèmes de guerre chinois montrent la grande sophistication du savoir
militaire chinois, composé de trente-six stratagèmes.
Correspondance entre Nehama Guralnik et Chen Zhen (p. 67-85)
Cette correspondance par e-mail échangée avant l'exposition
entre Nehama Guralnik et Chen Zhen a été publiée dans
le catalogue de l'exposition
Jue Chang/Fifty Strokes to Each
en 1998. Chen Zhen la considérait comme un véritable
entretien.
Chen Zhen s'est rendu en Israël en février 1997 à l'invitation
du Museum of Art de Tel Aviv. Cette première rencontre
directe avec le pays et la religion s'est concrétisée par les
plans de son installation
Jue Chang/Fifty Strokes to Each
(Jue Chang/cinquante coups chacun), qui a d'abord été
exposée au Museum of Art de Tel Aviv de mai à juillet 1998,
puis à la biennale de Venise en 1999.
Nehama Guralnik est commissaire d'exposition au musée de
Tel Aviv.
« Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? » Lamartine
(1).
Tel Aviv, le 24 décembre 1997
Cher Chen,
Je suis très enthousiaste à l'idée d'échanger ce type de correspondance
traditionnelle et libre avec vous, un dialogue sans contrainte
de temps, d'agendas ou d'enregistrements. Son rythme naturel, sa
fluidité, et surtout son passage d'un continent à un autre semblent
correspondre à la nature de
Jue Chang (2), votre projet conçu pour
Israël.
Jue Chang, comme certains de vos travaux récents, propose un traitement
métaphorique des conflits. Bien qu'elle ait été d'abord
conçue
in situ, inspirée par l'environnement spécifique du site de
l'exposition, elle aborde le thème des conflits de façon beaucoup
plus large, celui des conflits idéologiques, politiques, culturels,
nationaux, religieux ou économiques, en mettant l'accent sur la
prédominance des malentendus de toute notre existence qui semblent
souvent venir, ou être amplifiés, par nos tentatives pour
appréhender une culture à travers les yeux d'une autre.
Votre histoire personnelle d'artiste qui est né et a grandi en Chine,
élevé selon les valeurs de la Révolution Culturelle pendant l'adolescence,
qui, jeune adulte, a traversé la période de la Réforme et
qui est ensuite parti vivre et travailler en Occident (à Paris), où vous
avez depuis absorbé la culture et l'art occidentaux sans tarir, vous
a conduit à vous intéresser à la notion d'identité culturelle et à réévaluer
le système matérialiste et consumériste de l'Occident, non
seulement avec la vision d'un artiste contemporain travaillant à un
niveau international, mais aussi avec la vision d'une autre sagesse.
Ce bagage semble vous avoir poussé à concentrer votre art sur des
relations fortes : celle entre l'homme, la société de consommation
et l'environnement, entre l'artifice et la nature, ou la tradition et la modernisation, ou encore celle entre la religion et la spiritualité
opposée au pouvoir politique et aux systèmes monétaires. En traitant
ces problèmes, vous mettez en évidence le manque d'harmonie
et la récurrence des courts-circuits. Il semble que l'attitude de
la culture chinoise face à ces relations soit diamétralement
opposée à celle de l'Occident. Comment
Jue Chang est-elle liée à
cette différence ?
Cordialement, Nehama
Paris, le 30 décembre 1997
Chère Nehama,
Merci beaucoup pour votre lettre. Cette correspondance traditionnelle
semble tout à fait appropriée pour réfléchir et communiquer, en
nous obligeant à ralentir nos rythmes habituels. Ce rythme-là est en
fait le plus rapide pour avancer, il conduit à une stratégie de profondeur
et de volume plutôt qu'à une tactique de vitesse et de surface.
« Où il y a des gens, il y a à coup sûr la droite, le milieu et la gauche »
disait Mao. Les conflits, débats et malentendus ne m'intéressent pas
seulement parce qu'ils témoignent de la prédominance des aspects
négatifs de notre société, mais aussi parce que je les vois comme des
sources provocatrices d'énergie avec lesquelles on peut étudier la
nature de l'homme et essayer de transformer le monde. Ces problèmes
ne peuvent pas être évités car ils font partie intégrante de l'existence
humaine : dans une mare à poissons, l'eau n'est jamais claire.
En Chine, j'ai eu une double éducation. La Révolution Culturelle
nous a appris comment combattre, comment transformer la matérialité
en vitalité mentale. La culture traditionnelle nous a appris à
surmonter les impasses de la vie grâce à l'esprit de dématérialisation,
« délivrant ainsi tous les êtres vivants du tourment » (dicton
bouddhiste). Il n'y a donc rien d'absolument négatif dans mon
esprit. Je pense que
Jue Chang est basée sur ces expériences et cette
mentalité. C'est une manière d'aborder ce qui est sérieux avec la légèreté de la musique, de supporter ce qui est pesant et violent
avec la poésie. J'aime les transformations de toutes sortes, non seulement
parce qu'elles touchent directement certains aspects de la
réalité, mais aussi parce qu'elles nous permettent de révéler, indirectement
ou par métaphores, l'essence de ce qui est au-delà de la
réalité objective.
Jue Chang est une tentative pour atteindre, un audelà
de soi, les autres, l'univers. C'est aussi, en termes chinois,
« Tong Xin », la communication avec le coeur. Le passage entre
l'esprit et le coeur déclenche un lien entre le coeur et le sang, et, par
voie de conséquence, entre le sang et l'air à l'intérieur du corps, et
enfin, un mouvement de l'intérieur vers l'extérieur.
Jue Chang est
donc un champ d'interaction entre les esprits, un partage d'« esprits
interchangeables ». J'adore cet esprit chaotique. Comme nous
disons, nous les Chinois, tu as moi en toi et je t'ai toi en moi.
Ce que je décris ici est très proche de ce que vous appelez « relations
». L'une des crises majeures d'aujourd'hui vient de la séparation
en éléments ou particules discrètes, de la fragmentation qui
domine les sciences, surtout dans le monde occidental, en molécules,
protons, neutrons, etc. La nature est considérée comme un
système ordonné et mécanique dénué d'âme. La réalité de la société
est une projection plus poussée de cette attitude. Je m'intéresse aux
relations entre les éléments depuis longtemps. En traitant de l'Univers
et de la société, le Taoïsme a voulu élucider la fonction chaotique-
relationnelle. C'est un des concepts de base de ma culture. La
véritable énergie de notre Univers ne se trouve pas dans des éléments
discrets mais bien plus dans les relations. Par relation, j'entends
ce qui est invisible, intangible, immatériel. Il s'agit de
mouvements, déplacements, échanges et transformations. Cela
entraîne un processus dynamique de mutation et d'évolution. Voilà
pourquoi
Jue Chang est une « installation relationnelle » typique,
une invitation à la rencontre et au dialogue entre l'esprit et le coeur,
et entre les gens.
Cordialement,
Chen Zhen
Tel Aviv, le 4 janvier 1998
Cher Chen,
En parlant de processus, de systèmes dynamiques et de devenir
perpétuel, en opposition avec des séries d'états ou de particules discrets,
nous aboutissons à la « Théorie du Chaos » : l'étude de
systèmes dynamiques complexes et non linéaires en évolution
constante, nous aboutissons aussi aux idées taoïstes, comme vous
le mentionnez dans votre lettre. Il s'agit bien de relations et de
contextes immatériels et transcendantaux qui semblent au coeur de
votre démarche créatrice. En établissant un dialogue avec un nouveau
lieu, avec le site d'une installation, vous semblez concerné
avant tout par de tels contextes plutôt que par les aspects formels et
visuels du site. Chaque fois que vous vous lancez dans un projet
spécifique à un site, vous essayez de vous immerger dans les
couches intimes de la vie de ce site. Votre premier défi ne vient pas
des caractéristiques visuelles et spatiales du lieu, mais de ses
aspects invisibles, de ses facteurs contextuels – historiques, culturels,
sociaux, ethniques, économiques, géographiques ou politiques.
Ce n'est que beaucoup plus tard que vous cherchez une
solution visuelle dans l'espace proposé. Ceci est le reflet évident de
la priorité que vous donnez dans votre travail à la relation entre
l'homme et son environnement. Pensez-vous que cet intérêt et cette
stratégie soient liés à l'art postconceptuel, que votre contact avec
les idées occidentales et avec les préoccupations majeures de notre
vie contemporaine expliquerait, ou s'agit-il de quelque chose
d'inhérent à votre vécu de Chinois qui vous pousse à vous concentrer
sur ces problèmes ?
En abordant des problèmes aussi contextuels dans votre travail, le rôle joué par votre propre expérience vécue et le poids de votre origine
culturelle et de vos processus mentaux semblent éclipser ceux
qui sont liés au site lui-même. Prenez l'exemple de
Jue Chang. Elle
traite de conflits violents que vous avez pris pour thème à la suite
de votre première rencontre directe avec notre région. Néanmoins,
votre méthode de déclinaison du problème n'est absolument pas
liée aux mentalités juive, palestinienne, moyen-orientale, ni même
occidentale, et à leurs habitudes comportementales. En fait, elle en
est assez loin, et cette différence est rafraîchissante.
J'attends de vos nouvelles,
Nehama
Paris, le 10 janvier 1998
Chère Nehama,
Je préfère parler du lieu, du site et du contexte en les nommant
« champs ». En d'autres termes, le lieu n'est pas seulement un
espace visible et mesurable, c'est aussi un environnement chaotique,
un « champ » dans lequel tout se fond et s'interpénètre. Il est
vrai que, dans le monde de l'art contemporain occidental, ces idées
sont débattues depuis près d'un siècle (depuis Duchamp). Mais ce
discours a surtout traité du processus créatif, de la relation entre
l'œuvre et sa place, du déplacement spatial de l'objet en relation
avec son contexte. Dans ce cas, l'artiste est souvent considéré à la
fois comme un élément extérieur et un décideur. En parlant de
« champ », je vois le « créateur » comme celui qui a un rôle générateur
très important, comme un élément intérieur actif qui se positionne
dans la réflexion contextuelle. C'est-à-dire que la question
de contexte n'est pas seulement un dialogue entre le concept de
l'artiste et l'espace physique réel, mais aussi une rencontre entre
l'artiste et sa propre expérience des facteurs invisibles, la vie du
site. Celle-ci peut jouer un rôle en changeant les
a priori de l'artiste.
Dans la création artistique d'aujourd'hui, nous devons non seulement envisager le problème de l'expansion du concept de
l'œuvre d'art et de l'exploration des sites d'exposition, mais nous
devons aussi aborder celui du développement de la connaissance de
l'envergure et des implications du contexte.
Comment les Chinois construisent-ils leurs maisons ? L'orientation
de la poutre du toit, le positionnement des portes et des fenêtres, la
largeur des avant-toits, la disposition des meubles à l'intérieur de la
maison, ainsi que celle des lits, tous ces problèmes ont à voir avec
l'environnement. Les Chinois ont tendance à attacher une importance
majeure au contexte. Depuis toujours, le mode suprême de
pensée et de secret opérationnel dans le domaine des sciences et de
l'art, n'est pas basé sur autre chose que sur la méthode d'« attaque
par les flancs », ou sur « le prêche bouddhique de façon détournée ».
Selon la médecine traditionnelle chinoise, il faut soigner le bas du
corps si c'est le haut qui est malade (par exemple, soigner un mal
de tête en plantant des aiguilles dans la protubérance du pied ou en
soignant les longues maladies ou les difficultés respiratoires en renforçant
les reins et en absorbant de l'air). Considérer le lieu comme
un « champ » signifie pénétrer dans son histoire et être stimulé par
ses facteurs contextuels en relation avec son propre système créatif.
Pour moi, établir un dialogue avec le contexte ne consiste pas
seulement à extraire une idée du site, mais surtout à absorber « l'énergie
du lieu ». J'aime décrire cette phase du processus créatif
comme la pénétration de la vie du lieu.
Si cette pénétration est la phase de mise en contact avec le lieu, l'étape
suivante nécessite qu'on se détache des préoccupations mentionnées
précédemment, en dépassant les limites contextuelles et en
appliquant l'idée et l'énergie extraites de ce lieu à mes propres
mondes et espaces. Ce processus « d'entrée et de sortie » me permet
de montrer mon intérêt pour les problèmes ordinaires du monde. J'ai
déjà souvent fait référence à cela en parlant de « transexpériences »,
c'est-à-dire la capacité à relier ce qui précède à ce qui suit tout en
s'adaptant aux circonstances en évolution et en accumulant les expériences année après année. L'expérience personnelle est l'élément le
plus fort. Le projet de
Jue Chang est donc une sorte de polymorphisme
cristallin qui reflète mes expériences personnelles et mon
développement professionnel de ces dernières années. Vous savez,
dans la culture chinoise, il y a des théories et des pratiques parallèles
très développées qui sont reliées à des aspects du monde occidental
contemporain comme les conflits, le pouvoir, la paix, la richesse, la
santé, la nature, la psychologie, la nourriture, etc. La question est de
savoir comment chacun renouvelle ces trésors de connaissance d'une
manière vivante et ouverte, et ce que chacun leur « emprunte ».
Lorsque je fais cela, je suis deux principes : ne pas m'appuyer sur
quoi que ce soit du passé qui est sans rapport avec notre société
actuelle, avec la politique, l'économie ou la culture, et utiliser des éléments
de la vie réelle plutôt que puiser uniquement dans des livres.
Ce que vous qualifiez de « différence rafraîchissante » vient du
transfert que je fais des expériences de mon voyage au Moyen-
Orient, de la réalité et de l'histoire très complexes de la région,
dans mon propre bagage culturel et personnel. Elle tient aussi au
cheminement ambigu que j'ai trouvé pour créer un instrument qui,
lorsqu'on en joue, pourrait conduire le spectateur à toutes sortes
d'interprétations de ses propres expériences personnelles.
Chen Zhen
Tel Aviv, le 20 janvier 1998
Cher Chen,
Votre « instrument de musique » laissera libre cours à diverses
interprétations des visiteurs qui pourront individuellement apporter
leur propre caractère et leurs expériences personnelles, peut-être
d'autant plus, si, et quand,
Jue Chang ira dans d'autres lieux. Cette
installation sera alors « transexpérimentée » et conçue dans un contexte plus large et moins spécifique.
De plus, on pourra alors l'« intercontextualiser », pour reprendre
votre terme, avec vos différentes installations passées et à venir. Ce
serait intéressant de voir ce qui se passerait si des projets précédemment
conçus et créés
in situ se retrouvaient juxtaposés à la présente
installation, permettant ainsi des connexions et des
interactions entre elles. Une œuvre pourrait apporter un nouveau
contexte à l'autre. Prenez l'exemple de deux de vos récents projets
:
Prayer Wheel et
Money Makes the Mare Go, conçus pour la
réouverture du PS1 Contemporary Art Center de New York
(3), et
Round Table (Side by Side) créée l'année dernière pour la biennale
de Lyon
(4) en France (à vrai dire nous avons failli emprunter cette
deuxième œuvre pour l'exposer à Tel Aviv à côté de
Jue Chang).
Comment ces différentes installations s'intercontextualiseraientelles
? Leurs thèmes – le conflit entre capitalisme, consumérisme,
pouvoir politique et systèmes monétaires en opposition avec les
valeurs religieuses et spirituelles pour la première œuvre et « l'éternel
malentendu », affirmation gravée sur le plateau tournant de
la table pour la deuxième – pourrait ici gagner en couleur et pertinence,
comme dans tout autre nouveau site et contexte.
Je développe encore cette idée : ces trois installations, même si
elles ont été créées pour répondre à différents lieux, abordent l'intrication
des problèmes de notre culture mondiale et de notre existence.
Toutes les trois transmettent, dans un langage critique, plutôt
satirique et métaphorique, un commentaire sur les sombres perspectives
des rencontres de cultures et de faisabilité des solutions
aux malentendus et conflits généraux ? Avez-vous le sentiment que
ces thèmes vous conduisent d'un projet à un autre ?
Bien à vous, Nehama
Paris, le 25 janvier 1998
Chère Nehama,
Depuis que j'ai commencé à faire des installations avec des objets
trouvés ou tout faits, j'ai toujours été consciemment intéressé par
les « vies » des objets plutôt que par leur existence matérielle ou
leur aspect conceptuel. Le site étant un « volume de vitalité », comment
pourrais-je ne pas regarder l'œuvre comme une créature
vivante ? Travailler avec le contexte d'un lieu, et pénétrer son histoire
entraîne aussi une transformation et un renouvellement des
vraies « conditions de naissance » de l'œuvre. Autrement dit, comment
utiliser les facteurs contextuels de manière à déranger notre
façon systématique de penser et de travailler, comment stimuler
l'imagination et étendre notre expérience au maximum, comme je
l'ai déjà dit quand je parlais « d'entrée et de sortie » du site. Une
fois l'œuvre « née », elle se développe
in situ comme un « flux
existentiel », souffrant à l'occasion des nouvelles conditions
comme c'est le cas pour toutes les créatures vivantes.
Jue Chang
est née au Moyen-Orient, mais les multiples aspects qui sont impliqués
– le conflit, l'affrontement, la violence, la volonté de dialogue,
la quête de la paix, l'autocritique ou l'autopunition, la sublimation
de la vie, la spiritualité – sont communs à tout le genre humain. Son
ouverture, en tant qu'instrument de musique, permet une flexibilité
constante, et n'importe quel type de percussion. Sa résonance pourrait
laisser échapper différentes révélations dans l'espace. Je pense
qu'une vraie œuvre d'art devrait être ouverte aux interprétations et
aux malentendus. La qualité d'être ouverte à une vaste série d'interprétations,
avec l'éventualité d'un contresens, est l'un des aspects et
des problèmes les plus excitants de la création artistique. C'est une
merveilleuse passerelle de communication, qui n'implique pas une
compréhension facile et directe mais qui encourage l'interrogation
et la réflexion. L'art ne raconte pas une histoire, il n'a pas besoin de
s'imposer au spectateur. Quand celui-ci, devant une œuvre,
demande ce que c'est, l'œuvre en retour lui demande qui il est. Les spectateurs sont leurs propres maîtres devant une œuvre. J'espère
que ceux qui verront
Jue Chang pourront arriver à décider par eux-mêmes.
Un jour, un ami m'a demandé comment je réagirais si j'étais invité
à une exposition majeure d'ensemble, voulant savoir par là comment
j'installerais mon travail, « né » de contextes aussi divers,
pour donner un sens au « re-birth » ? Je lui ai répondu en utilisant
le terme d'« intercontextualisation » entre et parmi les œuvres. Si
je devais mettre
Round Table (Side by Side) à côté de
Jue Chang à
Tel Aviv, par exemple, la force de la signification intérieure de cette
dernière serait encore renforcée par la première, ces deux œuvres
ayant une qualité subtile de contraste entre elles. Dans la première
installation, être assis ensemble ou côte à côte, avec l'« éternel malentendu
», demande vraiment une volonté de rencontre permanente
et un désir de dialogue durable, même si la rencontre risque d'être
un processus difficile et délicat. Dans la deuxième installation, qui
reflète la tension et la complexité de la coexistence de différentes
nationalités, cultures et religions, les « gens » (des chaises et des
lits), qui s'opposent ou débattent, sont calmés par une punition
musicale, ou par des harmonies spirituelles, afin de réconcilier les
esprits en une voix humaine suprême commune. Visuellement et
matériellement, les deux œuvres sont basées sur l'utilisation de
chaises, mais elles diffèrent par le type de transformation appliquée
aux chaises et par leurs sens métaphoriques. L'« intercontextualisation
» est une stratégie qui juxtapose et regroupe des œuvres créées
dans différentes « conditions de naissance » pour obtenir une nouvelle
interrelation puissante ou une confrontation rude.
De ce point de vue, l'« intercontextualisation » aborde aussi la problématique
des expositions en solo. La juxtaposition d'installations
très différentes peut provoquer une confrontation extrême entre les
œuvres, ce qui pourrait avoir un fort impact et créer une énergie
spéciale. L'artiste joue ainsi un rôle semblable à celui de quelqu'un
qui ferait voler plusieurs cerfs-volants à la fois. Chaque fois que les cerfs-volants volent dans des directions différentes, les fils
invisibles sont contrôlés par la main de la même personne. Plus
l'artiste accumule de telles transexpériences, et plus il réalise de
projets dans des lieux différents, plus il gagne en liberté pour les
contrôler et les regrouper de façon juste et appropriée. J'ai donc
besoin de plus de temps et d'énergie pour décliner et aller aussi
profondément que possible dans différents lieux, dans des
contextes culturels variés, et pour créer davantage de projets qui
reflètent le polymorphisme et la versatilité du monde et de moimême.
Jue Chang me donne une occasion fantastique pour élargir
le champ de ma pensée.
Avec la notion de polymorphisme, je me réfère à l'idée que l'artiste
contemporain ne développe plus un « itinéraire évolutionniste »
comme les artistes d'autrefois. Quant à moi, depuis le début, j'ai
consciemment développé mon travail de manière assez diverse, en
ne limitant pas ma pensée et en ne créant pas un « style » cohérent
ou une signature reconnaissable. Cette stratégie est bien sûr liée à
mon intention d'aborder différentes « vies » imprévisibles, selon
les contextes. Les coïncidences qui se produisent à un instant significatif
entre les différents facteurs de notre vie et de nos processus
mentaux pourraient s'unir avec ou transcender le temps et l'espace.
J'aime travailler avec les transformations simultanées et la fusion
chaotique des nombreuses couches de mes expériences personnelles.
Un merveilleux proverbe chinois dit : « Tire une balle et n'arrête pas
de bouger », en d'autres termes, pendant une bataille, si vous êtes
dans une position de faiblesse, vous ne devez pas montrer votre force
et vos réserves, au plus vous ne devez que montrer vos balles (l'énergie).
Oui, comme vous l'avez dit, j'aborde effectivement différents
thèmes en même temps :
Eternal Misunderstanding
(« l'éternel malentendu »),
Between Therapy and Meditation
(« Entre thérapie et méditation »),
Money Makes the Mare Go («
L'argent fait avancer la jument »), ou la relation entre l'homme, la
nature et la société de consommation ; la transformation sociale,
l'urbanisme et la mondialisation, etc.
La vie et l'expérience n'arrêtent pas de faire boule-de-neige. Ma
méthode de travail me permet des rencontres constantes et durables
avec de nouvelles énergies. Comment arrêter cette logique de mouvement
et de diversité ? Il y a une chose excitante, cependant, je ne
sais pas ce que je ferai demain, mais je suis sûr que demain le soleil
brillera.
Chen Zhen
Tel Aviv, le 28 janvier 1998
Cher Chen,
Je me souviens que, pendant votre séjour à Jérusalem en février dernier,
vous avez vu l'œuvre de Heinrich Bünting
Clover Leaf Map,
(Carte en forme de feuille de trèfle), publiée à Helmstadt en Allemagne
en 1585 et qui fait maintenant partie de la collection de la
Bibliothèque nationale de Jérusalem, et sur laquelle Jérusalem est
située, schématiquement, au centre des trois folioles, chacune représentant
un continent – l'Europe, l'Asie et l'Afrique. Cette carte
ancienne vous a beaucoup impressionné et à vous entendre, vous a
donné de nouvelles idées. La conception de
Jue Chang n'a-t-elle pas
été fortement influencée par cette rencontre, ce « grand moment » ?
Un autre « temps fort » a dû être lorsque vous avez eu l'idée de
prendre contact avec des moines tibétains et de les inviter en Israël
pour « baptiser »
Jue Chang, pour proposer leur célèbre cérémonie
de percussions au cours du vernissage. Il a dû y avoir un fil
commun qui a tissé ces moments apparemment étrangers les uns
aux autres.
Nehama
Paris, le 1er février 1998
Chère Nehama,
Vous savez, je viens d'un pays appelé « l'empire du milieu » par ses
ancêtres. Pendant les douze ans que j'ai passés en Occident, j'ai
appris à quel point le concept d'« eurocentrisme » et de « centrisme
occidental » était dominant. Vous imaginez sans peine mon excitation
quand j'ai découvert que cet axiome pouvait être mis en doute
par l'introduction d'un centre alternatif, comme cette carte
ancienne le fait : Jérusalem le centre du monde ! Je me souviens
aussi de ma réaction quand j'ai regardé la carte de la Vieille Ville
de Jérusalem et que j'ai découvert à quel point cette ville était complexe
et importante, avec le quartier arménien, le quartier juif, le
quartier musulman et le quartier chrétien. Ma première réaction a été
d'introduire le bouddhisme dans mon projet afin d'instaurer un dialogue
avec la région. Cela a été un de ces moments d'illumination.
Inviter trois moines tibétains pour « baptiser » cet énorme instrument
de percussion devrait sublimer
Jue Chang de façon subtile.
L'idée n'est pas seulement d'initier le potentiel de cette œuvre
sonore particulière, mais aussi de créer une sorte de projection
mentale qui est la combinaison d'éléments délicats. J'ai le sentiment
d'avoir un peu joué avec le feu dans ce projet. J'ai besoin de
leur protection. Mais la raison majeure de la présence des moines
tibétains à la cérémonie d'ouverture est sans doute le désir de
« prier » pour la coexistence des hommes et pour tout ce que
l'homme est incapable de manipuler au sein de sa propre destinée.
J'ai le sentiment qu'avec la présence des moines, la dimension spirituelle
de mon œuvre est sur le point d'atteindre un sommet, transcendant
tout langage ou image. Il faut dire qu'il y a douze ans,
j'étais si influencé sur le plan émotionnel et spirituel par leur mode
de vie et de prière, que leur esprit sera en moi pour toujours. J'ai le
sentiment que ce « premier contact » entre les moines tibétains et
Jue Chang ouvrira une nouvelle porte dans mon existence.
Bien à vous, Chen Zhen
Tel Aviv, le 5 février 1998
Cher Chen,
Si je me souviens bien, la représentation humaine n'est encore
jamais apparue dans votre travail, même pas dans vos dessins préparatoires
; à la place, la plupart du temps, si ce n'est toujours, vos
installations incluent des objets quotidiens utilisés par l'homme : des
outils et des appareils (des appareils domestiques ou électroniques
par exemple), des vêtements, des meubles (pots de chambre, chaises,
lits et tables), des journaux, etc. Avec
Jue Chang, peut-être encore
plus qu'avec aucune installation précédente (sauf peut-être avec
Sleeping Tao, l'une de vos premières installations en 1992), cette
référence indirecte au corps humain est si évidente qu'elle en devient
un trait central de votre travail. Le spectateur est invité à battre ou
frapper un immense « instrument de percussion », à maltraiter un
objet inanimé, l'« endroit » où les gens s'assoient ou dorment
– comme « punition/remède comportemental/traitement médical » –
au lieu de frapper les gens eux-mêmes. Les chaises ou les lits vides,
transformés en tambours conçus pour être frappés à la place des
fesses, mettent l'accent sur l'absence de représentation humaine.
Cette absence est-elle voulue, et si oui, pourquoi ?
J'ai noté un autre aspect commun à la plupart de vos installations
: vous vous appropriez des objets tout faits ou trouvés, le
plus souvent des objets du quotidien.
Jue Chang recycle ces
objets – des chaises et des lits collectés dans le monde entier –
chacun a son histoire « personnelle » et culturelle, comme des
découvertes d'archéologie urbaine. Cette stratégie, omniprésente
dans votre œuvre, semble être à elle seule un commentaire du consumérisme et du fait qu'il devienne très rapidement un problème
mondial majeur (même en Chine), et semble essayer de rattraper
le rythme rapide de notre habitude, à l'intérieur du système
capitaliste, de jeter les objets. C'est votre manière de dématérialiser
l'objet, en tant qu'alternative à ce système, afin de redécouvrir
une existence plus spirituelle. En sortant les objets quotidiens de
leur contexte naturel, vous leur enlevez leur matérialité en mettant
en évidence leur relation avec l'homme et leur histoire culturelle
et en leur donnant un nouveau rôle métaphorique. Ainsi, la
chaise ou le lit, avant d'être récupéré dans un marché aux puces
ou un dépotoir, avait presque atteint la fin de son cycle de vie en
tant qu'objet de consommation, renaît avec une nouvelle existence
spirituelle. Grâce aux transformations que vous lui avez
infligées, la spiritualité de l'objet, son âme, ont été ravivées. Dans
son nouveau rôle, la chaise recyclée devient un tambour, presque
un objet de fétichisme. Il y a donc, en plus de la référence métaphorique
précitée, une sanctification – par le biais d'un fétiche –
du cycle naturel, du recyclage dans son ensemble, et de l'entropie.
Mais n'y a-t-il pas aussi un lien avec la vénération de la
vieillesse dans la culture chinoise ?
Nehama
Paris, le 8 février 1998
Chère Nehama,
Votre remarque sur l'absence de représentation humaine est très
subtile. Je me souviens que pendant la création de certaines œuvres
comme
Altar, dans laquelle j'ai immergé des objets inanimés dans
des aquariums remplis d'eau, j'ai pensé à transformer ces œuvres
en miroirs qui réfléchiraient l'image et l'esprit humain : ces reflets
nous auraient regardés en même temps…
Pour moi, les objets trouvés sont des créatures vivantes. Le sens
intime que j'essaie de révéler par leur intermédiaire est toujours très finement lié aux problèmes et préoccupations humaines. Le
sens de la transformation qui s'opère en eux par le biais de mon travail
est aussi basé sur mon intérêt pour les problèmes du corps et
de l'esprit humain. Donc, l'absence de représentation humaine
devient un espace vide, où une forte présence de l'esprit humain est
suggérée et librement interprétée. Comme vous le savez, j'adore le
langage indirect et métaphorique, la variété et la richesse des objets
peuvent refléter la complexité humaine avec efficacité. D'une certaine
façon, l'absence de représentation humaine induit une participation
plus active et plus directe du public, qui apporte ses diverses
expériences personnelles.
Jue Chang est, bien sûr, une installation
typique, sans représentation humaine. Mais ne pensez-vous pas que
c'est peut-être la première fois dans mon travail que la représentation
humaine est effective dans l'installation, quand les spectateurs
frappent et battent les tambours, comme composant même de
l'œuvre ?
Et les objets usagés ? Vous touchez là un point très important dans
mon travail et ma pensée. En Chine, on m'a inculqué la valeur de
la dématérialisation ; la dématérialisation spirituelle de la tradition
taoïste et la dématérialisation politique qui accompagnait la pensée
maoïste. Ce type d'instillation laisse une profonde empreinte dans
l'esprit de quelqu'un. C'est pourquoi ma principale source d'inspiration
et de réflexion au début de mon séjour en Occident ne venait
pas vraiment de l'histoire de l'art, des musées ou des galeries, mais
plutôt des systèmes consuméristes et monétaires et de l'attitude des
hommes vis-à-vis des biens matériels. Je me souviens que pour me
nourrir, j'achetais toujours les mêmes produits (les moins chers) au
supermarché, mais que je faisais beaucoup plus attention à leur
richesse et à leur variété quand il s'agissait de mon travail – quand
j'étais devant un chou par exemple, dans la rue. A cette époque, j'ai
découvert que la vraie vie des choses n'était pas au supermarché,
mais dans la rue.
Pour moi, l'utilisation d'objets trouvés n'est pas qu'une question d'esthétique. Je m'intéresse davantage aux nombreuses couches de
son histoire, ses connotations culturelles, sociales, économiques et
politiques, son rôle en tant que véhicule et « envahisseur » dans le
processus de mondialisation, sa nature en tant qu'élément provocateur
de notre environnement, son « expérience vécue » avec
l'homme, son cycle de vie comme métaphore de l'existence, son
déplacement dans des contextes culturels différents qui causent des
malentendus, etc. Tout ceci se trouve derrière l'apparence extérieure
d'un objet. J'ai été très ému par une merveilleuse citation de
Lamartine : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ? » Quand
j'accroche quatre-vingt-dix-neuf objets dans une forêt détruite par
le feu, quand je mets des objets du quotidien dans un aquarium,
quand je ramasse les cendres de journaux brûlés, quand je couds
ensemble les drapeaux chinois et américains avec des centaines de
morceaux de vêtements, quand je transforme un lit d'hôpital en
berceau, quand je recouvre tout l'espace de la galerie et les objets
qui s'y trouvent avec de la terre, quand je transporte cent pots de
chambre de Shanghai à New York, ou que j'enregistre et mixe les
sons de caisses enregistreuses avec ceux d'abaci chinois, telle une
musique contemporaine ou une prière, quand je scelle des chaises
des quatre continents à une table ronde et quand je transforme des
chaises et des lits en tambours, tous ces gestes tendent à découvrir
la potentialité de l'objet trouvé. Voyez-vous, comment pouvons nous
ignorer ce qui arrive lorsque cette extraordinaire abondance
qui se trouve derrière chaque objet du quotidien rencontre la
richesse des facteurs contextuels de différents lieux ? C'est l'excitation
de la création !
Chen Zhen
Traduit de l'anglais par Françoise Etienne
1. Dans
Milly ou la terre natale, 1826.
2. « Cette installation était une sorte de grand instrument de percussion, comportant plus
de cent chaises et lits trouvés dans différentes parties du monde et transformés en tambours,
les baguettes étant des matraques de policier, des branches, des bouts de bois, des
pierres et des morceaux de canon et de munition. Les visiteurs étaient sollicités pour
jouer un rôle actif et faire vibrer cet « instrument ». Inspirée de la tradition chinoise
bouddhiste Chan, l'exposition
Jue Chang traitait de façon métaphorique des conflits et
des malentendus entre les gens, dans le contexte immédiat du Moyen-Orient, mais aussi
dans un contexte général plus global. » Nehama Guralnik.
3. En 1997.
4.
L'Autre, biennale de Lyon 1997, commissariat général :
Harald Szeemann.