les presses du réel

Textes

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Postface
Hans Ulrich Obrist
(extrait, p. 299-302)


La « traversée » peut, je crois, se dire dans les deux sens, selon les deux directions, l'image traverse les textes et les change ; traversés par elle, les textes la transforment. Changement, transformation, métamorphose et peut-être mieux encore détournement ; pouvoirs de l'image saisis par transit, et dans le transitus, par quelques textes : à travers eux, interroger l'être de l'image et son efficacité.
Louis Marin, Des pouvoirs de l'image, éditions du Seuil, Paris, 1998, p. 9-10.

Bien que Gerhard Richter se soit exprimé à maintes reprises par la parole et l'écrit, jusqu'à présent il s'est toujours montré réservé quant à la publica tion de ses textes. Hormis de nombreuses interviews (que nous avons presque toutes sélectionnées pour cet ouvrage), seuls quelques fragments de textes isolés ont été publiés ici et là. Une partie des notes où alternent pensées et analyses, chroniques de la pratique quotidienne de la peinture, réflexions sur la société ou les problèmes et phénomènes politiques a été éditée pour la première fois dans le catalogue du musée Overholland à Amsterdam, ce qui nous a donné l'idée de les réunir dans un ouvrage. Ils présentent Gerhard Richter, mais aussi notre contemporain. Entre autres, les textes de son journal qui, pour la plupart, ne dépassent pas quelques lignes, sont désarmants de clarté et de spontanéité, aussi graves et distanciés que chargés d'émotions, tantôt prudents et interrogateurs, tantôt résolument critiques, mais visant toujours à l'essentiel.
Les « textes » de Richter abordent des domaines très divers, des interrogations toujours immanentes à l'art qui s'inscrivent dans un déroulement chronologique, n'étant pas rédigés dans l'intention d'être publiés, ils s'attachent à ne pas séparer ce que l'artiste déclare d'emblée comme « important » de ce qui l'est moins. Ainsi trouvons-nous, outre ses notes et extraits de journal écrits au fil des mots, des essais, lettres, prises de positions et déclarations, manifestes, interviews, entretiens, conversations et dialogues écrits ou transcrits dans des circonstances définies. Néanmoins, ces documents, aussi divers par leur style que par leur contenu, permettent de discerner comme un fil conducteur omniprésent dans tous les textes – une conception plutôt naïve au début, même polémique, formulée parfois avec un certain désenchantement comme si leur auteur était avare de paroles, pour devenir par la suite de plus en plus critique, incisif et concret.
À l'inverse de Barnett Newman, dont les œuvres majeures ont été précédées par une longue période consacrée uniquement à la réflexion écrite anticipant la réalisation, à l'inverse aussi de l'impétuosité didactique de Hans Hoffmann, les notes écrites de Gerhard Richter accompagnent l'acte de peinture, elles le mettent en question et subissent même son correctif. Au lieu d'un texte anticipatoire et explicite apparaissent une pensée synchrone et une réflexion ultérieure, « Nach-denken » (Richter) raisonnée au sens le plus littéral du terme, où le réfléchir sur soi-même est le prolongement du doute. (Les photos de Richter qui accompagnent ces textes constituent un autre parallèle au niveau biographique et référentiel à l'œuvre.) Il apparaît clairement que les contradictions qui percent ici et là – dans le contexte des changements stylistiques – ne sont pas ce dont la critique, souvent irréfléchie, cherche à faire l'exégèse quand elle parle du style « richterien ». Presque tous les textes et notes, avec toutes leurs hésitations, sont un tâtonnement pour saisir les possibilités et impossibilités de l'image et ce qui la conditionne. La réflexion pendant le processus de travail et la dynamique directe de la réalisation créent un champ de tensions, or il semble bien que l'une des qualités essentielles de l'ensemble de l' œuvre de Richter est d'entretenir cette ambiguïté, une ambiguïté qui, au-delà de l'image prise isolément, se révèle être un état permanent, une qualité en quelque sorte dans le temps (à terme). Le travail de Richter occupe cette place où les frontières catégorielles entre le réalisme (se rapportant à la mimesis photographique) et l'abstraction (l'univers inhérent à l'image) s'abolissent ou, du moins, deviennent floues par le truchement d'un glissement, et de stratégies pénétrées par le doute à l'égard de la pratique de la peinture. Les redondances et contradictions au niveau textuel mettent en évidence certaines structures de base sans pour autant les figer idéologiquement. Comme nul autre artiste contemporain, Gerhard Richter s'interroge sur le possible et l'impossible, sur la fonction et l'autonomie de l'art actuel, mais il continue malgré tout à peindre des tableaux qui échappent aux conflits immanents à la réflexion pure tout comme à la subli mation pathétique.
Même si bon nombre de propos véhéments semblent par trop viser les formes contemporaines de constitution des idéologies – sachant que l'attitude anti-idéologie s'est dévoyée pour devenir mode – la biographie de Richter justifie cette critique. Né à Dresde en 1932, il a grandi sous deux dictatures ; puis, après 1961, à l'Ouest, il aborde avec scepticisme l'influence croissante de la pensée marxiste dans les milieux artistiques et intellectuels. Si Richter revient sans cesse sur l'idéologie, son attitude repose avant tout sur sa conviction de ne pouvoir échapper aux croyances par la seule expé rience individuelle, mais en revanche de devoir essayer de concrétiser ses passions d'une manière non dogmatique. Ainsi, paradoxalement, l'assertion « je ne crois en rien » infirme une certaine croyance qui, opérant librement, surmonte l'opposition entre intuition et raison dans la coincidentia oppositorum. Sans, d'une part, se laisser séduire au jeu d'un objet prometteur, ni se soumettre sans réfléchir à la fonction figurative de la peinture, Richter parvient soudain à traiter le médium avec un naturel évident. L'évidence de l'impossible ne peut devenir possible qu'à partir de la certitude que la pein ture n'est plus en mesure de se revendiquer comme « projecteur » ni d'occuper durablement cette position. En conséquence, les œuvres de Richter sont des modèles qui autorisent les variations, les appellent même et qui, à l'épicentre de l'impossible, ouvrent de nouvelles perspectives. La déconstruction et la construction de l'image ne font qu'un.
(...)
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