Présentation
L'imaginaire technologique à l'épreuve de l'art.
Pierre Braun
(p. 3-5)
La propagation des technologies numériques semble déterminer une des dimensions
anthropologiques majeures de notre époque : la transformation progressive et
transversale des champs constitutifs de la communauté et du social. Travail, commerce,
communication, religion, sexe, médecine, guerre…autant d'exemples qui pourraient
semble t-il se trouver sous l'emprise de cette dissémination à toutes les échelles de nos
activités. Cette publication souhaite interroger les réseaux de sens que cette diffusion
induit en l'articulant à la création dans les arts et à l'activité de l'imaginaire.
Nous souhaitions que ce soit une actualité de la recherche plastique qui puisse fédérer
les réflexions et les pratiques critiques de cette publication tout en affirmant clairement
son articulation à la conception graphique éditoriale de Gildas Paubert. Croiser les
pratiques artistiques et la recherche en art nécessite une approche et un assemblage qui
diffère de l'édition traditionnelle par un temps spécifique de conception et de
fabrication. Des artistes pratiquent, inventent et proposent des espaces
d'expérimentations, des processus de production, des étudiants réactivent et prolongent
les propositions de travail. Des enseignants, chercheurs ou professionnels selon leurs
spécialités les relaient ensuite sur un plan plus théorique de la recherche. Le matériau
éditorial s'élabore peu à peu, la fabrication de l'édition tente à son tour également
d'observer et d'agencer les passages de la pratique à la théorie de la pratique
(1).
Nous avions invité au début de ce projet éditorial de création et de recherche l'artiste
Martin Le Chevallier qui a imaginé la proposition incitative « Libérez les machines ! » à
destination des étudiants du master professionnel
(2). Sa proposition a été reconduite
pour l'adapter au programme de recherche
L'œuvre et l'imaginaire à l'ère du
numérique (3). Le programme a également choisi pour référence de travail l'un de ses
premiers travaux artistiques
(4) qui utilise les technologies numériques avec un recul
critique. L'œuvre se présente comme une sorte de fiction hypermédia mettant en
perspective les relations d'émancipation qu'exercent les machines pendant notre temps
de travail. Dans son « simulateur d'existence » Martin Le Chevallier présente
ironiquement le travail (la figure essentielle du plein emploi et la pyramide de Maslow
comme modèle d'existence) comme ce qui semble être devenu un jeu auquel on nous
demande de croire : mais dans cet autre
serious game, peut-on encore se confier à un
compagnon de travail qui guette la moindre anomalie dans nos faits et gestes ? Doit-on
se laisser dicter nos choix par une machine (un peu trop) désirante qui ne souhaite
apparemment que notre bonheur ? Cette fable
de l'autre ne tarde pas à nous offrir le
spectacle d'une mise à l'épreuve de notre relation d'asservissement au travail et au
dérèglement de la machine
par ses célibataires même (5). Par ce détournement spéculaire,
est-ce la machine qui doit être libérée ou nous-mêmes qui devons apprendre à nous en
émanciper ?
Tel semblait apparaître tout d'abord le fil conducteur contradictoire « Libérez les
machines ! ». Certains lecteurs croiront reconnaître dans l'injonction, un débat
d'anciens et de modernes sans doute toujours propice à une nouvelle dispute sur
l
‘indécence de la technique. En effet, c'est aussi du côté de son inefficacité, de ses
anachronismes ou de ses débordements que nous avons souhaité questionner et
pratiquer la machine. Mais désormais
autre, hybridé(e), connecté(e), informé(e), cela
implique aujourd'hui que nous soyons aussi à l'écoute de ses machinations, de ses états
paranoïaques, schizophréniques ou polymorphes… D'une manière un peu moins
attendue, nous pensons qu'au cœur des dispositifs pratiqués subsistent et persistent les
dimensions intermittentes de l'anomalie
(6), un « ailleurs-machine » à l'ère du numérique,
une « zone écliptique » de
l'imaginaire technologique à l'épreuve de l'art et au-delà de
la représentation.
Il faut bien reconnaître que depuis une bonne dizaine d'années, le dispositif numérique
par ses procès projectifs et perceptifs présente des enjeux de savoirs pour l'œuvre et
l'inventivité de l'art. Mais pour se saisir de ce champ de recherche hybride encore
émergent, l'argumentation achoppe le plus souvent sur un déterminisme technique et
l'efficacité technologique l'emporte dans les jugements appréciatifs. On escamote le plus
souvent les dimensions expressives d'un imaginaire de l'improductivité qui joue au cœur
des machines, et qui reformule la représentation en modifiant les habitudes perceptives
et comportementales des usagers.
La création numérique interroge et fait jouer ses dimensions imaginaires en les
combinant matériellement aux nouvelles spécificités des processus d'instauration, de
fabrication et de réception de l'œuvre. Cela repose également sur les programmes et les
interfaces, leur puissance de subjectivation et leur capacité de débordement imaginaire
pour libérer ou contraindre, informer autrement le processus de production ou
d'actualisation des œuvres. Quelque chose en émerge selon nous pour réinventer
autrement nos modes de relation aux autres via la technique. Traditionnellement, l'acte
de création se formule dans le processus productif de conception et de fabrication ; il
reste déconnecté de son espace d'exposition dédié après-coup aux formes de la
réception. Avec l'espace numérique, le compositeur semble désormais chercher à «
virtualiser » les contenus de l'œuvre durant sa phase de préparation et de conception.
Une part importante du processus de production et d'émergence de l'œuvre fait l'objet
de transferts et d'échanges assistés repérables chez un spectateur occupant aujourd'hui
des fonctions multiples, renouvelées mais intermittentes : récepteur, acteur, lecteur,
interprète, ou simple expérimentateur…
Avec les outils spécifiques de la programmation, de l'interactivité des logiciels et des
interfaces de nouveaux récits informent et modélisent un espace imaginaire qui
nécessite l'observation de leurs modes et leurs conduites de lecture. Ces nouvelles
textualités numériques impliquent largement pour les machines et leurs dispositifs de
nouvelles formes d'émancipation, des modalités alternatives de production et de
multiples réévaluations pour la création et ses manifestations plurielles (le milieu
technique, ses codes et ses lois, l'artiste et ses collaborateurs, les processus graphiques
en émergence, les manières de faire, la consommation du désir et de l'intime, la
marchandisation…). Les publics auxquels sont destinés ces espaces potentiels adaptent
peu à peu leur comportement : à distance ou immergés, ils doivent désormais participer,
expérimenter, réaliser ou assister l'œuvre en négociant avec elle. Dès lors comment
peuvent se formuler et s'observer les croisements de l'imaginaire numérique à celui des
machines ?
Privilégiant les points de vues croisés d'artistes, d'enseignants-chercheurs, de
professionnels ou d'étudiants, cette publication de praticiens aménage et restitue le fil
de l'assemblage temporel et éditorial qui examine des prises de positions théoriques et
des pratiques élargies à ces nouveaux territoires hybrides de la création.
1
Théories de la pratique est une exposition qui s'est tenue du 9 au 18 Juin 2010 à la
Galerie Art et essai, université Rennes 2. Commissariat Ivan Toulouse.
2 Il s'agit du master professionnel
Créateur de produits multimédia artistiques et culturels du département des arts plastiques de l'université Rennes 2.
3 Ce programme de recherche s'inscrit dans les activités de l'équipe d'accueil
Arts : pratiques et poétiques de l'université Rennes 2. Le laboratoire Musique et le laboratoire
Arts plastiques sont associés pour ce programme de recherche.
4 Martin le Chevallier, Gageure 1,
cd-rom, 1999,
http://www.martinlechevallier.net/gageure.html, (consulté le 29/02/2009)
5 Allusion à la célèbre pièce de Marcel Duchamp dont le piège érotique est un modèle du genre.
6 Cf. journée d'étude
Figures de l'intermittence. L'œuvre d'art comme présence composée à l'ère du numérique, responsable scientifique
Pierre Braun, programme émergent
L'œuvre et l'imaginaire à l'ère du numérique, EA 3208, Arts : pratiques et
poétiques, jeudi 12 Juin 2008, Rennes 2