Avant-propos
Valérie Da Costa
(p. 11-14)
Écrire sur Lucio Fontana, c'est se confronter à un ensemble considérable
de sources. Fontana est par excellence l'artiste italien du XXe siècle,
l'équivalent de
Pablo Picasso et
Duchamp pour l'art français. On ne compte
plus les expositions, en Italie, surtout, et à l'étranger, personnelles et
collectives, où son œuvre est montrée, et les livres, des catalogues
d'expositions notamment, qui lui sont consacrés. Paradoxalement,
Fontana a fait relativement peu l'objet de travaux en France. Le musée
d'Art moderne de la ville de Paris lui consacre une exposition en 1970
(« Lucio Fontana »), deux ans après sa mort. Vient, ensuite, celle du
centre Pompidou en 1987 (« Lucio Fontana »), organisée par Bernard
Ceysson et Bernard Blistène, (exposition itinérante en Europe, ayant
notamment circulé à Barcelone, Amsterdam et Londres), suivie de la
publication de la biographie commentée de Giovanni Joppolo, Lucio
Fontana, parue à Images En Manœuvres Éditions (Marseille) en 1992.
L'idée de réunir et de traduire en français les écrits de Lucio Fontana
m'est venue après avoir écrit un texte sur Lucio Fontana pour le catalogue
de l'exposition « Traces du sacré » au centre Pompidou en 2008
(1). Ce texte abordait la question de l'art sacré chez Lucio Fontana remettant en
lumière ses œuvres religieuses en céramique (chemins de croix,
retables, crucifixions, dépositions…), ainsi que sa série
La Fine di Dio (
La Fin de Dieu), ces peintures monochromes de forme ovale, trouées
et parfois recouvertes de paillettes, réalisées en 1963-1964. Des réalisations
dans lesquelles la question du religieux, et plus généralement
du sacré, était à l'œuvre et dont la recherche s'était mise en place dans
les mêmes années que la naissance du spatialisme, c'est-à-dire à son
retour en Italie en 1947, marquant le début d'une réflexion collective
et individuelle sur un nouvel art. Celui-ci, devant utiliser des
nouveaux moyens de création, ceux de son temps, et regardant vers
le futur et la conquête de nouveaux espaces. Un engagement esthétique
et artistique qui a probablement contribué à éclipser ces œuvres
d'art sacré, mais auquel elles semblent cependant indissociablement
liées. J'y reviendrai.
Ces écrits n'ont donc jamais fait l'objet d'une édition spécifique en
Italie. Seuls ont été réunis dans le premier tome du catalogue raisonné
de l'artiste, édité sous sa forme augmentée en 2006
(2), les manifestes du
spatialisme, quelques textes (
Déclaration manifeste des peintres
abstraits pour leur première exposition collective à Turin (1935),
Ma
céramique (1939),
Pourquoi je suis spatialiste (1952),
Présentation pour
l'exposition à la galerie del Naviglio (1953),
Défense de mes fentes (1966)) et un entretien avec Daniela Palazzoli (1967).
Ce recueil se présente en trois parties : les manifestes, au nombre
de sept, essentiellement des textes collectifs excepté
Le Manifeste
technique du spatialisme dont le seul auteur est Fontana, vingt-deux textes et déclarations portant tout autant sur son travail que sur des
artistes de son époque, et enfin neuf entretiens dont le plus important,
dans sa forme et son contenu, est celui qu'il donne à la critique italienne
Carla Lonzi en 1967. Il est une source de lecture incontournable et
inestimable à l'étude de l'œuvre car il offre l'image d'un regard rétrospectif,
celui que pose l'artiste sur son travail et sur le monde de l'art.
C'est la rencontre plus intime avec cette œuvre, dont la renommée
et la reconnaissance ne sont plus à faire, malgré les rares travaux en
histoire de l'art en France qui lui sont consacrés, qui a suscité le désir
de combler un manque dommageable en traduisant et en publiant ses
écrits en français. Lucio Fontana est un artiste dont les réalisations
conservent toujours aujourd'hui une portée contemporaine.
Beaucoup d'artistes, de générations et de cultures différentes,
montrent une fascination pour son travail, jusqu'à parfois s'en réclamer
directement, à l'instar d'Eduardo Costa, Anish Kapoor,
Maurizio Cattelan,
Peter Fischli et David Weiss ou encore Elsa Sahal.
Afin de mieux saisir la portée de ces textes, de ces manifestes et
de ces entretiens, j'ai souhaité les annoter quand cela semblait nécessaire
à leur compréhension. Comparé à
Alberto Giacometti ou à
Barnett Newman
(3), qui sont ses contemporains, Fontana s'est modérément
exprimé, mais il a régulièrement écrit toute sa vie. Il y a les
manifestes, qui assoient la nouvelle pensée artistique qu'est le spatialisme,
puis des textes d'ordre divers et enfin des entretiens qui reviennent
avec plus ou moins de détails sur les différents aspects de son
œuvre. Tous ces textes éclairent sur ce qui fait un(e) œuvre, sur le désir
artistique, esthétique et politique qui la sous-tend, sur les motivations
de sa réalisation dans son contexte de création, sur ce que l'on pourrait
enfin nommer sa
mécanique interne.
En m'intéressant aux écrits de Fontana, j'ai souhaité étudier et
montrer l'articulation de l'œuvre et du texte. J'ai cherché à comprendre
qui était Fontana, l'homme, mais aussi le créateur, dans leur caractère
indissociable. J'ai voulu faire entendre sa voix, mais aussi celle de ceux
qui l'ont connu et qui ont été marqués par sa présence afin de lire
l'œuvre dans une proximité intellectuelle et afin que Fontana ne soit
pas une légende de l'art du XXe siècle, comme parfois l'histoire de l'art
peut le faire avec les artistes, ne voyant plus le créateur qui est l'auteur
de l'œuvre, le désincarnant jusqu'à parfois aller à contresens de sa
pensée. Cette approche, que je défends, est celle d'une historienne de
l'art qui est également critique d'art, donc engagée dans la création au
temps présent, attentive à ce qu'Allan Kaprow entendait lorsqu'il
associait et voulait que se confondent ces deux beaux mots « art » et
« vie » ; des mots qui ne sont pas si usés que l'on voudrait parfois nous
le faire croire. Je pense que les écrits d'artistes ont cette capacité à nous
rapprocher de l'œuvre et répondent, selon moi, à cette formule que
Daniel Arasse avait choisie pour ouvrir son livre,
Le Sujet dans le
tableau (4) : « Ogni dipintore dipinge se » (« Tout peintre se peint ») car
ils sont aussi un moyen pour l'artiste de se peindre, c'est-à-dire de
nous faire voir et comprendre ce qu'il était, ce qu'il est.
Il était donc temps, et nécessaire, que les écrits de Lucio Fontana
soient enfin traduits et publiés en français afin de proposer de
nouvelles pistes de lecture à son œuvre, s'éloignant ou croisant celles
de ses nombreux commentateurs italiens, apportant une pierre à l'édifice
de la critique de l'œuvre fontanienne. Mais aussi afin de combler
un vide textuel dans le champ de l'histoire de l'art français de la
deuxième moitié du XXe siècle sur cette grande figure de l'art italien.
(...)
1. Valérie Da Costa, « Lucio Fontana », in cat. expo.,
Traces du sacré, centre Georges-Pompidou,
Paris, 2008, p. 70 (commissariat : Jean de Loisy, Angela Lampe).
2. Enrico Crispolti,
Lucio Fontana : catalogo ragionato di sculture, dipinti, ambientazioni, Milan,
Skira, 2006 (2 vol.) (sous la direction et avec la participation de Nini Ardemagni Laurini et
Valeria Ernesti). La première édition du catalogue raisonné,
Fontana, catalogo generale (vol. 1 & 2), Milan, Electa, 1986, ne présente que les manifestes du spatialisme.
3. Voir
Alberto Giacometti,
Écrits, Paris, Éditions Hermann, 1991 et Barnett Newman,
Écrits,
Paris, Éditions Macula, 2011.
4. [1997] Paris, Flammarion, 2010.