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Préface
François Quintin
(p. 7-8)
J'ai aimé d'abord la suspension de son écriture… Lidwine Prolonge égraine des
mots épars. Des morceaux jetés en pâture à l'imaginaire. Des phrases sans verbe,
comme si les idées, les objets et les corps étaient en tous lieux les fragments orphelins
d'un tout incommensurable.
Je me souviens d'une jeune femme en panoplie de secrétaire, tailleur gris et
chaussures à talons, assise droite à sa table devant une machine à écrire d'un autre
temps, qui emplissait l'espace froid d'un hall de gare TGV de percussions lexicales
oubliées. Elle consignait des récits de voyages sans grande importance. Une maincourante.
« J'ai voulu dormir, mais un gros monsieur m'a gêné » ; « j'ai pris un
coca light au wagon-bar, il était très cher » ; « les enfants n'ont pas été sages »…
Elle tapait ces récits sur des bristols blancs qu'elle donnerait plus tard à d'autres
voyageurs qui, à leur tour, prendraient leur train. Ces missives imprévues seraient
pour eux comme les anticipations approximatives de leur devenir voyageur, des
futurs antérieurs auxquels ils n'accorderaient peut-être pas plus d'importance
que les prédictions d'un fortune cookie. Lidwine Prolonge affectionne les modes
d'enregistrement les plus bruts du réel : la vidéo surveillance, le compte-rendu
dactylographié en bonne et due forme, la déclaration lue et approuvée, le certificat
d'identité… Elle s'y sent toute proche du moteur principal d'activation du réel :
la fragilité des certitudes, l'intime étranger, l'inconstance du présent, l'imaginaire.
Dans ses principes d'enregistrement ou de restitution, la déposition est retournée
comme un gant, pour en presser la sécheresse et exprimer l'intime de l'insignifiant.
Il n'y a pas de distinction entre réalité et fiction. Les protocoles qu'elle propose
rendent ces frontières malléables. Le présent et l'identité sont interrogés, sous
surveillance, comme les témoins à charge de leur propre altération. À l'émerveillement
ingénu devant le tournoiement mécanique des galettes noires à succès
des juke-boxes de bar-tabac se substitue un meuble à tiroirs austère, objet muet
où sont consignées les listes des tubes qui ont accompagné des vies adolescentes,
autant d'indices d'une recherche si hasardeuse de l'identité.
Les mondes se mêlent, s'emmêlent, entrelacent leurs temps et leurs espaces. Dans
les lieux qu'elle occupe, tout est disposé pour confondre des plans, de l'appartement à la ville d'Izmir, du boudoir au piano blanc à la Grande Ourse, du bureau d'Anna
aux tours de La Défense, du salon de Mrs. Dalloway à la gare de Langres…Dans
sa façon de contraindre l'unité de temps et de lieu, Lidwine Prolonge est proche
du monde du théâtre. Elle y emprunte également le sens du jeu, l'incarnation
masquée si peu fréquente dans l'art, même celui de la performance souvent attaché
à seulement mettre en crise des principes de réalité. Cependant, elle ne joue pas
un rôle. Par sa présence habitée, elle partage avec nous, qui découvrons son œuvre,
qui ouvrons maintenant les pages de ce livre, l'intuition lancinante d'un déjà vécu,
d'un secret à découvert, hors du temps, un entre-deux de la conscience des objets
et des mots d'où s'évapore une énigme silencieuse.