Seloua Luste Boulbina
Les Arabes peuvent-ils parler ?
Des entre-mondes
(extrait, p. 11-13)
« And everybody knows the power of lies which go about clothes in coats
of many colours. »
Joseph Conrad
On joue toujours le même rôle. On l'interprète différemment.
Parce qu'on ne peut pas se défaire de soi, tout simplement.
On peut devenir, non pas autre que soi, mais autrement soimême.
Il est donc bien naïf de vouloir montrer, par exemple,
que Edward Saïd est plus (ou moins) américain que palestinien,
que Frantz Fanon est moins (ou plus) martiniquais qu'algérien,
ou encore que Joseph Conrad est autant (ou plus ou moins)
polonais qu'anglais. Lors d'un entretien, en 1993, Edward Saïd,
répondant à une question récurrente, disait qu'il se sentait
chez lui et en Amérique et dans le monde arabe. Il ajoutait
qu'il pouvait, aux États-Unis, s'exprimer aussi bien en tant
qu'Américain qu'en tant que Palestinien. Palestinien masqué ?
Faux Américain ? L'un de ses interlocuteurs, Imre Saluzinszky,
lui dit un jour qu'il le croyait doté d'un accent « coloré »
comparable au sien propre et lui demande comment un réfugié
palestinien peut devenir professeur à Columbia. Et Saïd, une
nouvelle fois, de raconter sa vie, son enfance en Égypte, et au
Liban, soulignant au passage que, pour beaucoup, être critique
littéraire et palestinien est un oxymoron. Certains, raconte-t-il,
vont jusqu'à l'imaginer comme une espèce de terroriste dont
ils découvrent, quand ils le rencontrent, le mode de vie civilisé.
Les alternatives, au fond, sont souvent de fausses fenêtres qui
occultent et dissimulent les expériences vécues, qui forcent les oppositions, qui inventent, aussi, des contradictions dont
l'artificialité ne saute pas toujours aux yeux. La schizophrénie,
pour Saïd, ne tient pas au fait qu'il est et Américain et Palestinien
mais, selon ses propres dires, à ce qu'il est passionné par la
politique et confiné, dans le même temps, dans l'académisme
des études littéraires. Des tracés, des trajectoires, marquent
les parcours de ceux qu'on voudrait rapporter, pour en finir,
à des camps, des pays, des continents différents mais qui, au
fond, sont tout-un, transportant leur Pologne, leur Martinique,
leur Palestine partout puisque c'est la leur propre. Cela ne
signifie pas qu'elles soient à eux. Inversement, ils adoptent
une Amérique, une Algérie, une Angleterre. La leur propre. Il
y a tant de confusion sur ces sujets qu'il semble difficile de tout
remettre d'équerre. On peut pourtant s'y atteler. D'abord, les
parts de chacun ne sont pas dénombrables. S'il est bien une
leçon de l'imaginatif Rousseau, dont on ne sait combien il est
suisse et combien il est français, c'est qu'il est impossible de
faire le compte, concrètement, du naturel et du social, comme
de l'inné et de l'acquis, comme de l'ici et de là. Se déplacer en
effet n'est pas déplacer un pays dans sa totalité. Un immigré
quelconque, un immigrant comme on le dit dans une langue
qui souligne l'intense activité qui préside à la migration plutôt
que l'état durable (est-on immigré toute sa vie ?) qui confine
au statut, ne part pas avec sa coquille sur le dos. Ce n'est pas un
escargot. Il ne rentre pas dans sa coquille quand il rentre chez
lui. Il ne remet pas dans son foyer ses pantoufles originales. Il
n'y a qu'à partir d'une conception abusivement théâtralisée de
l'existence qu'on estime que la migration est un changement
de personnage. Voilà qui donne lieu à bien des suspicions. Le
« faux nez », antienne bien huilée de l'antisémitisme, s'adossait à cette conception clivée de l'existence humaine : un être pour
soi et un être pour autrui, autrement dit, deux êtres pour une
seule et même personne. On divise ainsi l'expérience entre
apparence et réalité, public et privé, inconsistance et pertinence.
C'est à partir de là qu'on a pu compter, décompter, et, pour
finir, ne plus parvenir à chiffrer les morts. Lorsque Hannah
Arendt parlait de la banalité du mal, ce qui fit scandale, et faisait
d'elle une observatrice du temps présent plus qu'une critique
sociale, elle le faisait à propos d'un homme, Eichmann, qui ne
s'étonnait de rien. Il n'éprouvait pas d'agressivité particulière à
l'encontre d'une certaine partie de la population allemande. Il
n'élaborait pas une conception du monde spécifique. Il suivait
le
mainstream et admettait sans effort et sans réserve l'évidence
qu'il y aurait à faire la part du juif et de l'allemand comme on
observe sans effort la différence de l'ivraie et du bon grain, du
méchant et du bon, de l'étranger et du national. Généralement,
en effet, un jugement de valeur est contenu dans ce grand
partage. Une spéculation sur les bénéfices. Saïd, par exemple,
ne pourrait être vraiment palestinien parce qu'il aurait plus
appris de l'Amérique que de sa contrée d'origine. Conrad ne
pourrait être réellement polonais puisqu'il devait son succès,
pour ainsi dire, à la langue anglaise.
(...)