François Noudelmann
À revers
(p. 13-15)
Comment s'y reprendre avec Genet ? Le jouer, l'interpréter, le cadrer… On
tourne sans cesse autour d'un palais de miroirs. Recommencer, répéter, refléter,
représenter. Sartre releva le défi et tenta d'en finir avec le re-. Il voulut dire Genet
une fois pour toutes, le comédien et le martyr, saisis dans la machine du sens. Les
éclats se recollaient enfin, l'enfant et la poésie, le voleur et ses amants, le métaphysicien
et le dramaturge… tant de couples conceptuels que le philosophe articula
selon sa méthode et son désir. Car Genet ne fut pas seulement le cobaye
philosophique de Sartre, il en réfléchissait, à l'envers, ses obsessions, la liberté de
trahir, le renversement du bien et du mal, le lien de la victime et du bourreau…
Réfléchir à Genet, c'est se réfléchir en Genet. Personne n'y échappe, les plus
ambitieux comme les plus modestes. Mais pour que cette réflexion vaille la
peine, elle doit éviter la simple projection et accepter les réfractions infinies, les
déviations, les répliques, ces phénomènes qui conduisent à ne plus reconnaître
ce qu'on avait cru voir.
Voudrait-on identifier le monde de Genet, on est refait. Et ceux qui s'en sont servi
comme étendard ou épouvantail se sont toujours fourvoyés. Genet fut-il un
porte-parole des gays, des Blacks, des Palestiniens et de tous les opprimés ? On
sourit à le croire tant il a adopté ces causes pour des raisons qui dérogent à l'engagement
politique. Ses emballements recèlent en profondeur une méditation
sur le pouvoir, la violence et la brutalité, l'amitié et l'exil. Genet nous prend
constamment à revers de ce qu'il affiche. Il le précise de temps en temps avec un
humour féroce, signalant qu'il ne défend pas les bonnes et qu'il y a des syndicats
pour le personnel de maison. Il sape les postures qu'il magnifie dans le miroir, à
la dérobée, sans que les autres ne s'en aperçoivent tout de suite. Genet est toujours
ailleurs, dans le revers du sens.
« Revers » est le mot qu'a choisi Agnès Vannouvong pour circuler dans les
miroirs de Genet. Il est aussi important que le sujet traité, la question du genre,
de la sexualité, des identités. Certes l'inversion sexuelle se trouve au cœur des
personnages genétiens. Mais précisément, le revers n'est pas l'envers. Les invertis
jouent sur le contraire des normes, tandis que le retournement du revers
oriente en tous sens, il anime la circulation d'un désir qui fragmente ses objets.
Les figures symboliques sont des phares sur la scène genétienne, elles sont aussi
constamment surjouées et dédoublées par les glaces réfléchissantes. Suggérer, à
revers, un Genet lesbien pourrait sembler une appropriation partisane mais dans
cette étude il s'agit plutôt de brouiller les images et de ne pas prendre pour une
évidence les symboles exhibés par la galerie des portraits. Le lesbien, terme soudain
masculin, retrouve toute l'ambivalence d'une sexualité réversible, comme
ces « amours de la sentinelle et du mannequin » où le genre grammatical
retourne l'identité sexuelle.
Nourrie d'une expérience américaine, Agnès Vannouvong qui est aussi photographe
et femme de théâtre a déplacé le terrain de la critique littéraire pour y
infiltrer quelques agents dissolvants et métamorphiques. Si elle a lu Eve
Kosofsky Sedgwick et
Judith Butler, elle ne s'en sert pas seulement pour nous
proposer une lecture
queer de Genet mais afin de réinstaller la scène des identités
sexuelles et de se livrer à ses propres jeux de miroir. La performance des
genres, leur excès et leur déflagration imaginaire, mettent en cause la nature des
sexes et leur destin. Cependant, avec Genet, ce constructionnisme relève moins
d'une cause émancipatrice que d'une ostentation de tous les artifices qui travaillent
et fondent la subjectivité.
Là se trouve un nœud qui contrevient à l'approche
queer et qu'Agnès
Vannouvong contourne : malgré la destitution parodique de toutes les identités
sexuelles, quelque chose résiste à la disparition. Du masculin, du féminin ? De la
pulsion en tout cas, de la domination, de l'abjection, toutes tendances qui contrarieront
à jamais celles et ceux qui veulent faire de Genet un auteur politiquement
correct. Non récupérable assurément. Le royaume du faux, la destitution des
symboles donneraient à croire que nous sommes entrés dans le merveilleux sans
référent. Tout serait possible et jouable à disposition, les genres seraient comme
des costumes de théâtre. Cependant, ces sujets labiles et transformables, folles et
tantes, ne sont que des fictions et les subjectivités doivent se confronter avec des
noeuds, des concrétions peu maîtrisables, des persistances lourdes. Malgré son
goût du collage, Genet n'est pas un post-moderne et son polymorphisme sexuel
est plutôt une opération de brouillage par laquelle il échappe aux assignations
« en tout genre ».
Un subtil déséquilibre entre brouillard et surexposition nimbe l'univers genétien
et dessine une poétique instable. Agnès Vannouvong sait aller vers les zones d'indétermination, là où les corps se renversent et se confondent, là où les ressemblances
se tiennent en suspens et laissent venir les gestes furtifs et les mains
criminelles. S'il existe une politique de Genet, elle réside dans cette distribution
des ombres et des lumières, de la dissimulation et de l'exposition, de l'indistinct
et de la métamorphose. Le reflet et la répétition donnent leurs rythmes et leurs
plis à ces corporéités troubles menées au bout du leurre, jusqu'au vertige. Cette
scénographie tragique pousse à l'excès la bipolarité de l'envers et de l'endroit
sans la dépasser, retournant contre lui-même l'espoir d'en sortir. Le revers est
toujours devant nous, comme un dos qui nous regarde et qui pousse son étrange
encolure.