Entre le philosophe et l'artiste philosophe
Le contemporain
(extrait, p. 4-10)
Dans les logiques de la contemporanéité,
sourd comme un ordre à soumission : cela
viendrait de la compréhension intégrée « que
l'on n'est pas contemporain mais que l'on
devient
(1) », et cela aboutirait à cette injonction
étrange à se plier aux règles et à la réalité de
l'époque. L'artiste et l'historien dans le même
sac où chacun « s'il juge que l'art de son
époque est médiocre ou décadent, a la liberté
de changer de métier, il n'a pas celle de le
condamner au nom du passé
(2) ». La formule
présente l'étrange éviction du passé comme
une logique de réalité. Tout cela serait à
marquer du sceau de l'évidence si à l'objection
qu'on saurait faire que le passé n'est qu'une
représentation que le présent élabore de sa
propre généalogie, elle n'oubliait qu'il en est
de même du présent. Ce n'est pas sur ce
conflit de représentations que se joue
l'obligation, mais sur une fétichisation de ce que serait la contemporanéité. Elle offrirait
la juste rencontre d'un réel et de ses
représentations dans une justesse issue
de l'évacuation de ce qui serait un avant
surchargé de ses erreurs. Nous serions
dans une distribution assez simple où
« comprendre son époque, et la rendre
autre si possible, voilà la tâche que l'art
contemporain assigne au spectateur, en tout
cas s'il veut faire du contemporain autre
chose qu'une simple question de mode ou
de manière d'être à la page
(3) ». Il est bien
étrange de ramener la
compréhension à un
jeu d'images et de se résoudre à poser l'art
dans cette relation simple où un artiste
rencontrerait, stimulerait et dirigerait son
spectateur. En fait, ce qui se dit ici relève
d'une autre perspective où sous l'égide de
Schiller (« l'artiste est fils de son époque
mais pas son disciple
(4) »), il y aurait dans
l'art contemporain cette même logique
d'appartenance et de dissidence : « l'art
contemporain encourage et promeut la mise
en mouvement de chacun, la mobilisation
de soi, dans l'ouverture sur des pratiques
solidaires, des pratiques en archipels. Il
souhaite sans aucun doute s'extraire d'un
style d'engagement moderne, exprimé en
termes (modernes) et newtoniens de ‘force', ‘résistance', ‘puissance', ‘masse'… mais sans
pour autant sanctionner ce qui est seulement,
et nous livrer à des flux et des flexibilités
avantageuses pour une mondialisation
imposée
(5). » Il semble qu'une telle lecture
prenne comme allant de soi, ce qui se voit
et se donne comme la théorie de l'époque.
Savons-nous réellement ce qu'est l'art de
l'époque ? – Savons-nous réellement ce qu'est
la philosophie de l'époque ? L'histoire – mais
peut-être est-ce pour cela qu'il s'agit de
l'évacuer – nous enseigne que ce qui fait le
sens d'une époque est bien souvent souterrain
quand cette époque déroule ses strasses et
ses misères.
Devenir contemporain, ce n'est pas
adhérer à l'illusion de la juste convenance
d'un réel à sa représentation, mais le réel
étant ce qu'il est, c'est la représentation
qu'il s'agit de démasquer. S'il y a un art de
l'époque, celui-ci se présente comme une
pratique de la représentation articulée autour
de ponctualités de recouvrement. Le but de
ce qui serait une esthétique est de réunir ces
ponctualités dans une cohérence. Là où Ruby
énonce que « l'apprentissage du jugement à
porter sur le contemporain sera nourri d'une
prise de distance vis-à-vis du passé, d'une
confrontation de nous-mêmes aux dispositions auxquelles nous sommes assignés
et d'une ouverture sur les possibles
(6) », c'est
la position diamétralement opposée qu'il nous
semble falloir tenir. Cela part de la méfiance
vis-à-vis de ce qu'il énonce sous ce qui serait
l'action de l'art contemporain qui, disait-il
plus haut, encourage, promeut, souhaite…
la question face à de telles propositions
interroge la nature de ce « sujet » qui
encourage, promeut et souhaite. Or, ce qui
encourage, promeut et souhaite ne saurait
être qu'un individu et non pas une institution.
À moins, bien évidemment d'abandonner
notre part de subjectivité à ce qui nous porte.
Or, si les
institutions du sens peuvent se
nourrir de ces logiques désubjectivantes, l'art
doit être perçu dans sa fonction de résistance.
Cette obligation ici posée sur l'art ne relève
ni d'une quelconque morale ou éthique, ni
même de ce qui serait une science de l'art,
elle s'inscrit dans la fonction artiste. Elle
décrit la possibilité offerte à l'artiste d'imposer
la voie subjective dans un environnement voué
à la désubjectivation. Disons que là où les
artistes peuvent très bien décorer le monde
de la désubjectivation, il n'en demeure pas
moins qu'ils ont aussi la possibilité de briser
la logique désubjectivante en affirmant leur
singularité, c'est l'exemple de la singularité qu'ils promeuvent. C'est cette logique de la
singularité que nous pouvons voir à l'œuvre
du dessin d'enfant à celui du fou, de celui de
l'expérimentateur à celui du révolutionnaire.
Les deux grandes voies offertes à l'artiste
entre désubjectivation ou fusion dans
l'institution académique et la subjectivation
jusqu'à l'exemplarité, ne font finalement que
reprendre le schéma de l'esthétique ouverte
par Schiller ou peut-être plus encore Nietzsche.
De Schiller, la visée politique où l'artiste
est le vecteur par où passe le but d'une vie
d'Harmonie, où l'artiste est le porteur
de la conscience politique. De Nietzsche,
l'opposition de l'apollinien et du dionysiaque.
D'un côté, avec Schiller l'art devient le
support du politique, de l'autre, avec
Nietzsche, l'art offre ses deux acceptions.
Il n'est pas très évident de discerner l'influence
réelle de l'esthétique nietzschéenne. On
pourrait même très aisément la reléguer au
rang d'une curiosité qui, tout au plus, aurait
su repérer les mythes de rattachement de
l'art, et donc, n'aurait à ce titre qu'une
valeur rétrospective. Étant entendu que ce
qui caractériserait la contemporanéité serait
précisément une mise à distance avec ces
fonde ments. À ce titre, la lecture de Schiller
semblerait plus appropriée à dire l'époque. Néanmoins, sans doute la lecture qu'a
pu en faire
Heidegger aidant
(7), la lignée
contemporaine des philosophes nietzschéens,
au rang des quels on comptera Vuarnet,
Deleuze> et Foucault, ou encore
Derrida, ne
cessera d'avoir une influence tant sur les
critiques que sur les artistes de l'époque. En
quoi, s'il est difficile de repérer une filiation
directe, au moins celle-ci est-elle évidente
dans ce qu'elle a d'indirect. Et finalement, si
aucun de ces philosophes n'a constitué une
réelle esthétique, n'en subsiste qu'ils ont
tracé les pistes à partir des quelles on peut
retrouver Nietzsche. La plus évidente est celle
du philosophe artiste de Vuarnet. Prenant
directement le relais de Nietzsche, Vuarnet
comprend l'impasse dans laquelle est enfermée
la logique du philosophe-roi, ou du philosophe
politique, pour inverser la quête. L'art plutôt
que la politique ; ou la politique par l'art.
Quant à Deleuze et Foucault, c'est
le partage de l'apollinien et du dionysiaque
qu'ils semblent opérer. À Deleuze, le
dionysiaque dans sa lecture de Bacon, à
Foucault l'apollinien dans sa lecture de
Vélasquez. D'un côté, la singularité jusqu'au
cri, de l'autre, l'ordre esthétique. D'un côté,
la réappropriation de soi dans la singularité
faisant le voyage à travers le réel, de l'autre, la perte de soi dans l'appropriation par l'ordre
du monde. Quand Deleuze retrouve les éclats
de l'ordre dionysiaque, Foucault trace les
convergences de l'apollinien. Mais ces lectures
demeurent marginales, l'axe d'attaque est
ailleurs : le politique.
(...)
1. Christian RUBY,
Devenir
contemporain ? La
couleur du temps
au prisme de l'art,
Paris, Le Félin,
2007, p. 11 [Ruby].
2.
Thierry DE DUVE,
Nominalisme
pictural, Paris,
Minuit, 1984,
p. 274.
3. RUBY, p. 36.
4.
Lettres sur
l'éducation
esthétique de
l'homme, cité
ibid., p. 37.
5. RUBY,
ibid.
6.
Op. cit., p. 39.
7. HEIDEGGER,
Nietzsche, La
volonté de
puissance en tant
qu'art, Paris,
Gallimard, 1961.