Têtes de mort, bulles et volutes de fumée, blues, tictac,
NDE ou dodécaèdre – Saturne aurait-il remplacé
Mercure ?
(p. 98-101)
© Michel Gauthier, M19
L'œuvre de Saâdane Afif révèle donc deux axes principaux
:
Vanitas et mélancolie, d'un côté ;
lyrics et remakes
variés des pièces, de l'autre. Entre les deux, entre l'humeur
et la méthode, faut-il supposer un rapport ? À ne considérer
que les transpositions musicales des œuvres d'Afif,
un esprit plein de bon sens pourrait toujours avancer une
hypothèse : comme il est mélancolique, l'artiste souhaite
se distraire et éclairer son horizon avec des chansons.
Depuis le XVe siècle et Marsile Ficin, la musique
a la réputation
d'être l'un des remèdes les plus sûrs à la mélancolie.
À la fin de
La Nausée, Roquentin écoute son air
préféré,
Some of these Days, en espérant que la musique
parviendra à l'arracher à son spleen. Mais alors pourquoi
produire des remakes, comme les quatorze que l'exposition
de Rotterdam a présentés, et ne pas se contenter
des chansons ? Et puis la mélancolie d'Afif n'est-elle pas
avant tout, comme l'indique la référence à la fameuse
gravure
de Dürer, celle d'un artiste ?
Une relation dialectique existe entre les paradigmes : la
méthode est l'antidote à l'humeur.
Lyrics et remakes contre
le
blues. Pour en comprendre la raison, un petit détour
historique n'est peut-être pas inutile. En 1964, le littérateur
Marcel Broodthaers consacre son arrivée sur la scène
des arts plastiques en plâtrant « à moitié » les exemplaires
invendus d'une plaquette de poèmes, parue l'année
précédente.
Le geste est crucial. Plus qu'un simple changement de stratégie médiatique et l'abandon
consécutif de la
littérature
pour la sculpture,
Pense-
Bête allégorise, en effet,
le processus de réification du langage,
de transformation
de la parole en marchandise en quoi, selon
Broodthaers,
consisterait fondamentalement l'œuvre
d'art. Quarante
ans après, Afif accomplit le geste inverse : il transforme sa
sculpture en poème pour éviter que le plâtre de celle-ci ne
prenne définitivement. Il faut savoir être attentif à l'antagonisme
des deux propositions pour que, par-delà la psychologie
de l'artiste, se dévoile la signification profonde de sa
poétique. C'est pour échapper
à la mélancolie engendrée
par la réification, la pétrification objectale, bref la mort
de l'œuvre, que celle-ci se voit transposée en poème, en
chanson, en disque, en concert, que de nouvelles versions
d'elle naissent.
Vassili Rozanov, l'une des voix historiques
du nihilisme, écrivait : « Je croyais que tout était immortel.
Et je chantais. Maintenant je sais que tout finira. Et ma
chanson
s'est tue
(92). » Afif a la position diamétralement
inverse. C'est parce qu'il sait que l'art est mortel qu'il transforme
le sien en chansons. À l'occurrence il revient d'exprimer
la mélancolie, la peur de la mort, la crainte d'être
victime de la réification ; à la méthode il appartient d'éloigner
la funeste menace. Aussi Afif est-il un artiste tout à la
fois pessimiste et optimiste, sombre et allègre. Le tic-tac de
l'horloge, qu'émet le polyèdre
qui nous rappelle
la gravure
de Dürer, dit la vanité de l'œuvre à prétendre
ne pas être
très vite rien d'autre qu'un cadavre, une dépouille. Mais
déjà, dans l'autre salle ou sur le disque, le fatal battement
s'est transformé en une mélodie, des accords de guitare,
des mots chantés. L'objet s'est métamorphosé en autre
chose que lui-même. La caisse de résonance de la guitare
de
Blue Time qui, elle aussi, bat la mesure est devenue double dans l'une des trois « Ruines » (c'est ainsi que les
nomme l'artiste), recouvertes de papier argenté (2009)
(93),
et se transforme, de la sorte, en signe de l'infini. Son titre
est une profession de foi :
Infinity Is My Duty (94) – « Le monde
[…] nous est redevenu “infini” une fois de plus : pour autant
que nous ne saurions ignorer la possibilité
qu'il renferme
des interprétations à l'infini (95) ». De même, les trois points
noirs de
Suspense désignent l'inéluctabilité de la fuite du
temps, même si le cadran des horloges s'est soustrait à
notre vue. Ils répètent trois fois le point noir de Nerval
(96),
trois fois « le
Soleil noir de la
Mélancolie (97) ». Mais ils marquent
aussi le pointillé de l'inachèvement, le refus de cette
clôture par laquelle tout s'achève, par laquelle, selon l'étymologie
du mot, tout « vient à chef ». La partie doit rester
ouverte… Ce goût de l'inachèvement se traduit parfois
par le lancement d'entreprises
interminables, comme
The
Fountain Archives (2008) : la collecte des reproductions de
l'urinoir
de Duchamp dans des livres, catalogues, revues
ou magazines.
Une fois trouvée, la page avec la photographie
est déchirée de sa publication d'origine, encadrée
et mise sous verre. La publication, amputée, prend place
dans le fonds documentaire, la bibliothèque de l'œuvre. Nul achèvement
possible pour pareil projet : répertorier
toutes les publications comportant une image de la
Fontaine est une tâche pratiquement impossible ; en outre,
chaque jour ou presque, de nouvelles
voient le jour.
Afif est l'artiste qui dit la menace de la fin, de la réification
et, en même temps, la possibilité de les déjouer. Par un
curieux paradoxe esthétique, il sera revenu à une
pop
song de conjurer le destin réificateur auquel le pop art
warholien avait condamné l'œuvre d'art.
92 Vassili Rozanov,
Feuilles tombées [1913-1915], trad. J. Michaut, Lausanne,
L'Âge d'homme, 1984, p. 9.
93 L'une des deux autres est la reprise du pan de mur de la
Mélancolie de
Cranach.
94 Un titre qui provient du texte écrit par
Lili Reynaud-Dewar à partir de
Blue
Time : « Infinity's the heavy duty / Of a songwriter like me ».
95 Nietzsche,
Le Gai Savoir, § 374, trad.
P. Klossowski et M. B. de Launay,
Gallimard, coll. « Folio Essais », 1982, p. 284.
96 « Quiconque a regardé le soleil fixement / Croit voir devant ses jeux voler obstinément
/ Autour de lui, dans l'air, une tache livide. // Ainsi, tout jeune encore et
plus audacieux, / Sur la gloire un instant j'osai fixer les yeux : / Un point noir est
resté, dans mon regard avide. // Depuis, mêlée à tout comme un signe de deuil, /
Partout, sur quelque endroit que s'arrête mon œil, / Je la vois se poser aussi, la
tache noire ! / Quoi, toujours ? Entre moi sans cesse et le bonheur ! / Oh ! c'est
que l'aigle seul – malheur à vous, malheur ! / Contemple impunément le Soleil et
la Gloire », Gérard de Nerval, « Le point noir »,
Odelettes.
97 « … et mon luth constellé / Porte le
Soleil noir de la
Mélancolie », G. de Nerval, « El Desdichado »,
Les Chimères.