Mesure
pour mesure
Jean-Pierre Criqui
(p. 33-35)
Flatland, roman d'Edwin Abbott Abbott paru en 1884,
perpétue aujourd'hui encore la mémoire de son auteur,
directeur d'école et théologien anglais mort en 1926 à
un âge vénérable. Dans ce livre des plus curieux, que remit
en vogue l'essor de la littérature de science-fiction à
partir des années 1950, un carré décrit tout d'abord son
pays natal, lequel donne son titre à l'ouvrage, puis relate
en une seconde partie sa visite de diverses contrées
étrangères, à commencer par celle de Lineland, dont le territoire consiste précisément et uniquement,
on l'aura compris, en une ligne (droite, de surcroît). Très fier de son État, le roi de
Lineland se montre pour le moins fermé à toute réalité extérieure : « Il semblait que cet ignorant
Monarque – comme il s'intitulait lui-même – était persuadé que la Ligne qu'il appelait son
Royaume, et sur laquelle il passait toute son existence, était à elle seule la totalité du monde, et
même la totalité de l'Espace. Incapable de voir comme de se mouvoir en dehors de cette Ligne
Droite, il ne pouvait concevoir qu'il existât quoi que ce fût en dehors d'elle. (…) Pour lui, en dehors
de son Monde, ou Ligne, tout n'était que vide ; nenni, pas même vide, car le Vide implique l'Espace
; disons, plutôt, que tout était non existant. » Son voyage ultime offre au carré flatlandien
le contrepoint dialectique de cette première expédition. Spaceland, au sein duquel le guide une
sphère, propose en effet tous les vertiges de la troisième dimension, de la profondeur et du volume
– dont notre narrateur, une fois rentré chez lui, ne pourra en rien restituer l'idée à ses semblables,
malgré le traité didactique, intitulé
Par-delà la Ligne et le Plan, qu'il rédigera à leur usage
et qui lui vaudra finalement d'être emprisonné. Dans la préface qu'il écrivit pour une récente
édition italienne de la fable inventée par Abbott, Giorgio Manganelli, avec son ironie habituelle,
soulignait l'inépuisable ambiguïté de
Flatland : « Son espace se situe entre le
bon mot et l'Apocalypse
: assez ample, au demeurant, habité par des monstres aussi terrifiants que soumis. »
L'œuvre de Xavier Veilhan, dont on présente ici un survol des dix dernières années,
témoigne d'un esprit qui n'est pas sans rappeler celui de
Flatland. Elle se fonde pour une
large part sur des jeux d'échelles et des transferts de dimensions (spatiales, temporelles,
mais aussi matériologiques) qui la placent au confluent de l'insolite et du familier,
de la prémonition et du souvenir. Un tel mixte de déjà-vu et de prospective contribue
à instaurer un rapport aux spectateurs qui fait de Veilhan la parfaite incarnation de
ce qu'est un artiste pop au sens du XXIe siècle : accessible par son vocabulaire formel
autant que par ses référents, mais cultivant un certain détachement, une réserve dans
l'appel aux affects qui le distingue de l'empathie recherchée par les emprunts directs à
l'univers des marchandises et des médias. Prudence envers le registre passionnel, comme
à l'égard des illusions identificatoires. Bien qu'elle s'entretienne pour ainsi dire toujours
de plain-pied avec le regardeur, l'œuvre d'art en même temps, sur un mode ou sur
un autre, ne s'en arrache pas moins invariablement à l'instance du « maintenant », qu'il
s'agisse du présent propre au lieu qui l'accueille ou de celui de l'individu qui la rencontre.
L'exposition
Veilhan Versailles, qui prolonge bien des chantiers ouverts par l'artiste au
cours de la décennie passée, est exemplaire aussi par cet aspect : d'emblée,
Le Carrosse posé
au beau milieu de la cour d'honneur nous confronte à un genre d'objet que chacun associe au génie du lieu, à la figure et au temps de son promoteur – mais sous l'espèce d'un monochrome
Grand Siècle, ovni traversé par une onde de choc retransmettant toute l'épaisseur chronologique
qui nous sépare de ses origines, archétype téléporté à ses risques et périls sur ces pavés inégaux,
comme le Capitaine Kirk dans quelque épisode de
Star Trek (« Beam me up, Le Nôtre ! »).
Devant pareil cas de retard de l'effet sur la cause dans le comportement des corps soumis à
une action, les physiciens useraient peut-être du mot savant d'« hystérésis » (rien à voir avec
l'hystérie, ni avec l'histoire, le verbe grec
husterein signifiant simplement « être en retard »).
Cela supposerait qu'il entre là une forme de mémoire, et – ce qui n'est pas indifférent à notre
argument – que
Le Carrosse, littéralement autant que métaphoriquement, « se souvient ».
La Femme nue, un peu plus loin, déconcerte au moins autant, et autrement.
C'est une humaine contemporaine, à l'évidence, petite Vénus datant de très longtemps
après l'époque des dieux ; c'est également l'avatar d'une représentation ancestrale,
la version métal de ce « modèle réduit » dont Claude Lévi-Strauss, dans
La
Pensée sauvage, a fait le point de départ de l'art. De Willendorf à Gagarine, il suffit de
pas grand-chose, ainsi que le suggère
Le Gisant. Veilhan célèbre là l'espace dans son
acception la plus technologique, qui ne va pas sans un arrière-goût mortuaire, déjà
marqué par Yves Klein avec, à peu près au même moment que la mise en orbite du héros
soviétique, une œuvre elle aussi tombée de nulle part, et intitulée
Ci-gît l'espace.
À l'autre bout, ou presque, du parcours imaginé pour Versailles, Veilhan a du reste
figuré un astre, comme en écho à son cosmonaute plus grand que nature (et avec un
clin d'œil probable à la sculpture murale réfléchissante portant le même titre que Jeff
Koons avait installée, un an auparavant, à une extrémité de la Galerie des Glaces) :
c'est
La Lune, que l'artiste recommande d'observer depuis le « point de vue du Roi ».
Que ceux qui redoutaient de sa part une conformité excessive au sérieux d'une telle
circonstance se le tiennent pour dit. Montrer la lune au Roi-Soleil suppose une joyeuse
irrévérence, qui vient à point nommé – si jamais besoin était – détendre l'atmosphère.
Pas de mesure sans démesure : c'est un fil rouge qui court dans l'œuvre de Xavier Veilhan
depuis ses débuts. Comme nombre de ceux qui l'ont vue, je conserve un vif souvenir de
sa première exposition personnelle à Paris (en 1991, à la galerie Jennifer Flay), et notamment
de la perturbation très sensible – mais aussi paradoxalement très sereine – que ses sculptures
exerçaient sur notre perception du lieu et sur notre situation au sein de celui-ci. Pont suspendu,
cheval attelé, pigeons, pylône électrique, tous soumis à différentes variations d'échelle, et tous
déjà d'une seule couleur choisie sans souci de réalisme aucun. La suite ne fit que le confirmer :
Veilhan est aujourd'hui l'un des quelques grands sculpteurs de la figure humaine et animale, à
l'instar de ses contemporains (et aînés) Charles Ray, Katharina Fritsch ou
Stephan Balkenhol.
Sur ce point, les années 2000 se montrent chez lui riches d'exemples. Des gigantesques homme
au téléphone portable et livreur de pizzas occupant à Lyon les espaces publics aux alentours du
musée d'Art contemporain et du complexe architectural auquel il appartient, jusqu'à tous ces
personnages récents, et souvent désignés d'un simple prénom (celui de l'artiste, parfois), représentés
à de multiples stades de schématisation géométrique, c'est tout un peuple de statues
–le
terme ne lui fait pas peur – que Veilhan a lâché dans les villes, les musées ou les galeries. Les
animaux y tiennent une part à peu près équivalente à celle des humains : ours, pingouins (à Lyon
encore, l'un comme les autres, mais aussi en intérieur selon d'autres variantes et d'autres dimensions), lion (sur une place à Bordeaux), rhinocéros flamboyant et requin argenté comptent
désormais parmi les spécimens les plus connus du bestiaire de l'art actuel. C'est l'occasion pour
l'artiste de rendre quelques hommages plus ou moins explicites à des artistes qui l'ont précédé
dans cette veine animalière (et qui ne sont pas forcément, constatons-le, du nombre des phares
révérés par l'histoire de l'art moderne) : Barye (que Théophile Gautier avait surnommé « le
Michel-Ange de la Ménagerie »), Bartholdi, Pompon… Eu égard au penchant de Veilhan pour le
colossal, quelquefois même pour le monstrueux (
Le Monstre tout droit sorti des Marvel Comics
qui se dresse menaçant sur la place du Grand Marché, à Tours, constitue l'une de ses plus éclatantes
réussites), on pourrait adjoindre à cette ébauche de panthéon Gutzon Borglum, auteur
des célèbres et imposants (dix-huit mètres de haut) visages de présidents de la République
américaine taillés à même le flanc du Mont Rushmore, dans le Dakota du Sud, entre 1927 et 1941.
Mais Veilhan ne serait pas ce qu'il est, autrement dit l'un des artistes marquants de
son époque, s'il n'avait depuis toujours combiné à ce versant néoclassique, et doucement
ironique, de son œuvre tout un ensemble de réalisations recourant aux médiums les plus
variés, voire les plus inédits, ainsi que d'expériences déplaçant la figure de l'artiste sur
des terrains moins attendus. Les
Light Machines, dont on peut voir à Versailles un nouvel
exemple (tourné sur les lieux mêmes), s'inscrivent au premier registre en imaginant à
l'ère de la HDV et des films téléchargeables un ancêtre improbable, exquisément
low-fi,
du cinématographe, selon lequel une paroi d'un millier d'ampoules électriques à l'intensité
variable donne à voir quelques brèves scènes dont la répétition peu ou prou saccadée
s'apparente à une forme d'hallucination hypnagogique, semblable à une buée composée
de distance (le flou qui caractérise la réminiscence) et de proximité (l'absorption de
notre corps par le halo coloré). Au second registre de cette entreprise de diversification
générale, on rangera les présentations d'œuvres d'autres artistes dont Veilhan a assuré la
conception (le
Projet hyperréaliste, le
Baron de Triqueti), ainsi que les spectacles, performances
ou mises en scène de concerts (comme avec le duo Air) qu'il a réglés. Et bien sûr
ses films, dont
Furtivo, le plus récent et aussi le plus ambitieux. Sonore mais dépourvu de
dialogues,
Furtivo fait le récit, ou plutôt fait miroiter les reflets, sur près d'une demi-heure,
de l'odyssée conjuguée d'un voilier ultramoderne, « furtif », aux commandes duquel on
reconnaît Veilhan accompagné de certains de ses proches, et d'un personnage interprété
par Sébastien Tellier, par ailleurs auteur de la musique du film. Secoué de flashes visionnaires
et d'impulsions démiurgiques, le Nobodaddy en costume blanc et lunettes noires
campé par Tellier apparaît clairement comme une représentation allégorique de l'artiste
créateur. L'adhérence de Veilhan à cette image romantique n'est pas aisément mesurable
(lui-même, on l'a noté, n'est à l'écran qu'un membre parmi d'autres de l'équipage), mais
Furtivo, en croisant des esthétiques pour le moins hétérogènes (un prophétisme quasi
blakien et un sens du plan rappelant parfois le meilleur cinéma publicitaire), atteint à une
singularité véritable autant qu'énigmatique. C'est ce dont le présent livre — notamment
en passant par le genre de la fiction littéraire aussi bien que par ceux de l'essai et de l'entretien
— a tenté de rendre compte.