Introduction
Anne Bénichou
(p. 11-17)
Depuis les années 1960, la nature éphémère de nombreuses pratiques
artistiques (le
Land art, le
happening, la
performance, l'art d'intervention,
etc.), la remise en question de l'œuvre d'art comme objet (l'art conceptuel
et ses développements), l'usage de technologies qui deviennent rapidement
obsolètes (la vidéo, l'
art numérique, l'art Internet, etc.), amènent les
artistes et les institutions à documenter systématiquement les œuvres.
Cette documentation assure une forme de pérennité et une diffusion à des
œuvres, qui autrement disparaîtraient après leur mise en vue inaugurale.
Elle permet parfois de les recréer partiellement ou intégralement. Un grand
nombre de pratiques artistiques ne sont connues du public et des spécialistes
que par l'intermédiaire de cette documentation. Elle est souvent
l'unique source du théoricien et de l'historien d'art ; et chez certains artistes,
elle tend à devenir œuvre à part entière, selon un glissement de plus en plus
fréquent de la documentation à la création.
Ce phénomène a des incidences importantes sur la notion d'œuvre
d'art, sur les pratiques muséales et sur l'écriture des histoires de l'art. La
documentation des œuvres d'aujourd'hui est un des enjeux essentiels, voire
l'une des conditions de possibilité, de la constitution du patrimoine artistique
contemporain et du développement des discours critiques et théoriques.
Or, il n'existe pas encore d'études qui en cernent les enjeux
théoriques et pragmatiques. Ce livre constitue une première tentative
de réflexion sur ce sujet. Plutôt que d'apporter des réponses, les essais rassemblés ici visent à saisir la complexité des questions que soulèvent les
pratiques de documentation. Quatre axes de réflexion sont privilégiés : le
statut hybride de la documentation produite par les artistes, les modes de
diffusion et demédiation des documents d'artistes, le rôle de la documentation
dans l'écriture des histoires de l'art, les pratiques de documentation
des institutions muséales.
Les artistes ont développé au cours des dernières décennies des formes
très diverses de documentation. Ils privilégient les médiums d'enregistrement,
tels la photographie, le film et la vidéo, mais adoptent souvent des
formes hybrides associant, par exemple, des images et du texte, intégrant
parfois des fragments d'œuvre, le tout présenté selon des formats tout aussi
variés : des boîtes ou des vitrines de documents, des livres, des cédéroms,
des sites Internet, etc. Le statut de ces documents est toutefois complexe,
car les artistes les considèrent parfois comme des œuvres à part entière ou
les recyclent en matériaux artistiques pour des œuvres ultérieures. On
assiste à une confusion volontaire de la documentation et de l'œuvre. De
plus, la documentation que constituent les artistes sur leurs œuvres interroge
et dépasse la simple fonction testimoniale. Au lieu de privilégier des
représentations relativement complètes et fixes de leurs œuvres, certains
artistes proposent des images lacunaires, changeantes, multiples, parfois
contradictoires. Pour d'autres, la documentation est l'occasion de formaliser
des principes d'intelligibilité de leur pratique artistique, de proposer des
interprétations, voire des réinterprétations de leur œuvre, autrement dit d'en
construire et d'en reconstruire le sens. Il s'agira d'analyser cette interchangeabilité
des statuts documentaire et artistique, d'en comprendre les enjeux.
Comment appréhender ce brouillage des catégories artistique et documentaire ?
Quels problèmes épistémologiques et déontologiques peut-il poser ? Quelles mémoires, quelles représentations et quelles interprétations
des œuvres cette documentation propose-t-elle ? Relève-t-elle d'un désir
des artistes d'assumer une plus grande part de responsabilité quant à l'interprétation,
la pérennisation, la diffusion et la mise en marché de leurs
œuvres ?
Ces documents au statut ambivalent se multiplient sur la scène artistique
et commencent à entrer dans les institutions muséales sans que l'on
sache toujours comment les considérer, ni quelle place leur accorder. Les
commissaires les intègrent parfois aux espaces d'exposition, leur conférant
des fonctions et des statuts divers, didactiques, esthétiques, historiques,
etc. La documentation peut pallier l'absence ou l'état lacunaire d'une œuvre,
en proposant une représentation de l'état original de cette dernière ou d'une
de ses versions (la photographie d'une œuvre du
Land art aujourd'hui disparue).
Elle permet encore de mettre en contexte des artefacts qui, sans le
recours à la documentation, ont une portée sémantique restreinte (la vidéo
d'une performance présentée à côté d'artefacts qui en sont issus). Certains
exposent la documentation selon des dispositifs de présentation qui se différencient
clairement de ceux qui sont utilisés pour les œuvres, tandis que
d'autres ne tiennent pas à marquer cette distinction. Il est fréquent de voir des
conservateurs de musée déléguer aux artistes la responsabilité du dispositif
de présentation des corpus de documentation. Cette pratique tend à conférer
aux documents un statut artistique à part entière parce que les artistes
créent des scénographies inventives que l'on appréhende dès lors comme des
installations. L'acquisition de documents d'artistes par des institutions
muséales pose avec d'autant plus d'acuité la question de leur statut. Dans
quel lieu ces documentations d'artistes doivent-elles être conservées : à la
bibliothèque, au centre de documentation, dans les collections d'études, dans les collections muséales ? Faut-il aménager pour elles des espaces spécifiques ?
Les institutions doivent-elles procéder à un élargissement de la
notion d'œuvre d'art ? Quelles en seraient les conséquences ? Que ce soit dans
le cadre d'expositions ou d'acquisitions, quelle distance les conservateurs et
les commissaires doivent-ils prendre à l'égard des discours, des logiques et
des valeurs qui sous-tendent ces documentations ?
La documentation des œuvres constitue une source essentielle des historiens
et des théoriciens de l'art contemporain qui abordent des pratiques
artistiques non pérennes. Ils doivent parfois faire l'économie d'une expérience
directe de l'œuvre, soit parce que celle-ci n'existe plus, ou n'existe
que partiellement ou dans une autre version, soit parce que sa mise en vue
est trop exigeante et coûteuse et ne peut se faire que dans le cadre d'une
exposition à moyen ou à gros budget, etc. La non-accessibilité des œuvres
est une difficulté méthodologique récurrente de la discipline de l'histoire
de l'art et le recours à la documentation a toujours été au cœur du travail
des historiens d'art (gravures, photographies, fragments, récits, copies,
moulages, etc.), en l'occurrence ceux qui travaillent sur des périodes historiques
reculées ou sur des productions culturelles qui ont été jugées trop
secondaires, à leur époque, pour être préservées. Toutefois, la contemporanéité
des œuvres qui nous intéressent ici, leur disparition (totale, partielle,
définitive ou provisoire) après un laps de temps relativement court,
et leur transmission à travers leur documentation constituent un paradoxe
temporel qui mérite une réflexion. De même, les conditions de production
singulières de la documentation des œuvres contemporaines doivent faire
l'objetd'une analyse afin de comprendre les valeurs, les discours, les logiques,
les conceptions esthétiques et historiques qui sous-tendent ces documents,
cette distance critique étant essentielle à toute « opération historique ». Quelles histoires et quelles théories de l'art et des œuvres peut-on écrire à
partir de ces documents ? Comment l'historien et le théoricien articulent-ils
leurs discours à ceux que les artistes ont développés à travers leurs pratiques
de documentation ? Comment régler les exigences scientifiques,
pragmatiques, esthétiques et économiques des uns et des autres ? Selon
quels cadres théoriques peut-on penser ces phénomènes ?
Les institutions qui acquièrent de plus en plus fréquemment des formes
artistiques éphémères, conceptuelles, à matérialité intermittente, ou à
composantes technologiques, se voient dans l'obligation d'établir une documentation
rigoureuse sur les œuvres, afin de pouvoir les réexposer ou les
réactiver adéquatement, voire les recréer partiellement ou intégralement.
La documentation permet dès lors de circonscrire l'intégrité des œuvres et
les intentions des artistes. Elle est souvent établie en collaboration avec
l'artiste, au moment de l'acquisition de l'œuvre ou de sa réexposition.
Jouant le rôle de script, sa fonction esthétique (et non son statut) est indéniable.
Elle prend des formes très diverses : des plans de montage, des
instructions écrites, des photographies des différentes mises en vue, des
films et des vidéos pris lors du montage de l'œuvre, etc. Certaines institutions
établissent des questionnaires, d'autres développent des bases de
données permettant de consigner les informations de plus en plus nombreuses
et complexes qu'exigent les pratiques artistiques actuelles. De surcroît,
la circulation importante des œuvres et le désir de démocratisation
desmusées amènent les institutions à diffuser ces dossiers documentaires
auprès des professionnels d'autres musées, mais aussi sur l'Internet à l'attention
d'un publicdésirant être de mieux en mieux informé. Ce phénomène
soulève une série de questions. À quelles formes de collaboration et de délégation
auctoriale la constitution et l'usage de la documentation peuvent-ils donner lieu ? Cette exigence de documentation entraînera-t-elle l'émergence
de systèmes notationnels et par conséquent le glissement des arts visuels
vers des régimes allographiques ? Quelles représentations des œuvres ces
dossiers documentaires proposent-ils aux spécialistes et au grand public ?
Telles sont les questions que ce livre aborde en privilégiant une
approche à la fois analytique et pragmatique. Les collaborateurs sont issus
d'horizons professionnels divers (théoriciens et historiens d'art, artistes,
restaurateurs, archivistes, documentalistes, commissaires), offrant une
multiplicité de points de vue, et permettant d'articuler les enjeux
théoriques aux modes de fonctionnement institutionnels. Les premières
générations d'artistes pour lesquelles la documentation est devenue un
enjeu central sont privilégiées : les livres d'artistes d'
Edward Ruscha, de David
Tremlett, de
Daniel Buren, de Richard Long et de
Christian Boltanski, les
happenings du Gutai, d'Allan Kaprow, des
Actionnistes viennois, les photographies
de
Robert Smithson, les
Time Capsules d'
Andy Warhol, les
expérimentations vidéographiques de SteinaVasulka, les documents entrepreneuriaux
de N.E. Thing Co., les tentatives historicistes de certains
artistes
Fluxus, etc. Les plus jeunes générations de créateurs ne sont toutefois
pas exclues : la documentation d'une œuvre fictive chez
Hubert Renard,
le recyclage des dessins préparatoires à un film d'animation chez Thomas
Corriveau, l'
art Internet dans lequel l'œuvre et le document se recouvrent.
Cette série de cas exemplaires ne constitue certes pas une histoire des rapports
entre l'œuvre et sa documentation, mais elle permet d'esquisser des
généalogies qui tiennent compte des affinités esthétiques et idéologiques
(l'
art conceptuel, le
Pop art, le
Land art, Gutai,
Fluxus, etc.), et des traditions
disciplinaires (le
happening et la
performance, le livre d'artiste et l'imprimé,
les
arts technologiques, le film d'animation, le
film expérimental, etc.). Enfin, les pratiques de documentation de certaines institutions ont
retenu notre attention parce qu'elles sont caractéristiques des mutations
que requièrent l'instabilité et la variabilité des œuvres d'aujourd'hui : le
musée des beaux-arts du Canada, le musée national d'Art moderne –
Centre Georges Pompidou, la Fondation Daniel Langlois pour l'art, la science
et la technologie, le Guggenheim Museum, V2_, Institute for the
Unstable Media, le Berkeley Art Museum.
Tous les acteurs du champ artistique se doivent aujourd'hui de développer
une herméneutique et une déontologie des modes de production et
des usages de la documentation des œuvres, afin de comprendre comment
l'art continue à signifier et à nous interpeller à travers ses documents.