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Introduction
Jeroen Peeters
(p. 8-9)
Comment une chorégraphe comme Meg Stuart crée-t-elle ses spectacles ? Même pour les spectateurs
qui suivent son travail de près, le processus de création est tenu à distance, et le studio de
danse reste un espace étranger. Si les interviews permettent d'avoir un aperçu des intentions d'un
artiste, de sa poétique ou de sa vision du monde, de sa vie peut-être, elles abordent rarement la
question du savoir-faire de l'artiste. Certes, les spectacles permettent de nous familiariser avec un
vocabulaire ou un univers artistique, mais ce monde se révèle bien différent en studio, alors qu'il
n'est encore qu'en chantier. Motivé par l'intuition et un obscur objet du désir, le processus de
création ne pourra jamais totalement se révéler par des mots, l'œuvre finale ne pourra jamais être
complètement déchiffrée – sans qu'il y ait pour autant une intention de mystification. Il reste
qu'une chorégraphie ou un spectacle résulte bien d'un travail d'élaboration – création d'idées, de
matériaux, de décisions formelles, d'interactions sociales, etc. Si pareille chose est pensable, on
peut donc se demander s'il n'existerait pas un discours intrinsèque à l'œuvre. Pour commencer,
on peut donc chercher à explorer et documenter cette phase de création, en espérant que les langages
de la création suivront.
Entre les mois de novembre 2004 et janvier 2006, de l'audition à la première, je me suis immergé
dans le processus de création de Replacement, et j'ai passé de longs moments dans le studio à
observer les répétitions et à discuter avec Meg Stuart et ses collaborateurs. Cette expérience a
suscité encore d'autres questions. Chaque création a un sujet et une distribution spécifiques, qui
suppose de devoir inventer son propre processus; celui-ci s'élabore en équipe dans un esprit
d'échange permanent. Le studio est un espace de discours très riche, un lieu où s'énoncent des
tâches, où on discute et on bavarde. Et tout ce langage est chargé d'un tourbillon d'énergies, propres
à la recherche et à la création. Peut-on pour autant en extraire une méthode et un langage qui aillent
au-delà des préoccupations spécifiques à un projet ? Comment aborder l'ensemble des pratiques
et des intuitions qui se sont développées au fil d'une carrière, permettent de prendre des décisions
précises au sujet de la composition et de la dramaturgie d'un spectacle, de l'énergie sociale qui se
déploie pendant les répétitions, des stratégies de danse, etc. ? Il s'agit de retracer la généalogie
artistique de Meg Stuart et l'histoire de ses collaborations, sédimentées dans une poétique incarnée
– qui, dans son cas, emprunte peu aux mots, même en studio. Comment pouvais-je saisir sur
le papier sa poétique et sa méthode, le langage implicite de sa pratique chorégraphique ?
En recherchant dans les archives de la compagnie de Meg Stuart Damaged Goods, j'ai rassemblé
des documents de travail, des textes de spectacle, des notes écrites par Meg Stuart pour des programmes
et des dossiers de subventions, des vidéos de conférences – des morceaux glanés ici et là,
des fragments et des anecdotes, qui témoignent de sa méfiance vis-à-vis du langage. C'est ailleurs
que j'ai découvert une véritable mine de discours imbriqués dans son travail, à savoir les tâches
et les fictions qui composent les nombreux exercices que Meg Stuart énonce à haute voix pendant
ses ateliers. Avec le temps, ces exercices sont devenus plus structurés, plus nets, et, étant donné
leur utilisation dans un contexte pédagogique, ils sont débarrassés du flou qui est propre au processus
de création. Ils mettent en avant les narrations et les principes qui sous-tendent son œuvre
et révèlent certains aspects de la construction des projets. Retranscrits avec soin et organisés dans
un manuel, les exercices de Meg Stuart et de Damaged Goods forment le cœur de ce livre.
Dans le sillage des exercices, le dialogue en studio est devenu mon principal outil pour enrichir
la documentation sur les méthodes de travail de Meg Stuart. Pendant cinq ans, j'ai mené une cinquantaine
d'heures d'entretiens avec Meg Stuart et des (ex-)membres de Damaged Goods. Ils m'ont
permis d'aborder toutes sortes de questions liées à son travail, comme les processus de recherche,
la création, l'entraînement et l'interprétation pendant les spectacles, la dramaturgie et les différents modes de collaboration. Même si les spectacles de Meg Stuart, de Disfigure Study (1991) à Maybe
Forever (2007) sont traités de manière oblique, ces dialogues cherchent à revisiter les moments
clés du parcours artistique de Meg Stuart, en s'appuyant sur des généalogies et des collaborations
qui éclairent son œuvre sous diverses perspectives. Pour les besoins du livre, ces entretiens ont
été retravaillés sous la forme d'un polylogue virtuel de voix et de contre-voix singulières qui évoquent
des moments, des préoccupations et des thèmes communs. Ces voix ont ainsi gagné en
densité et en précision, mais nous avons essayé de respecter le ton et le phrasé informel utilisés
en studio – les guillemets sont là pour rappeler leur origine orale.
Le fil rouge de cet ouvrage est celui d'un point de vue interne sur le travail de Meg Stuart, qui se
compose aussi d'essais et de contributions visuelles provenant de plusieurs membres de Damaged
Goods; tous ces comptes rendus sont à la première personne et abordent divers aspects de la phase
de création. Cette vision d'ensemble regroupe plusieurs perspectives, différentes approches de l'écriture
et impressions visuelles. D'autres matériaux côtoient cette juxtaposition de voix et de points
de vue: une sélection de documents, de textes de spectacle, de citations d'artistes qui ont inspiré
Meg Stuart, ainsi que des photographies de ses spectacles.Tout ceci s'accumule dans un espace
très dense, un réceptacle de souvenirs, de projections, de réflexions et d'images proches de la pratique
de la chorégraphe, un ensemble de matériaux hétérogènes qui, on l'espère, ne cesseront de
résonner et de soulever de nouvelles questions. Ce livre a été composé en étroite collaboration
avec Meg Stuart et la graphiste Kim Beirnaert.
On va où, là ? n'a ni table des matières ni feuille de route. Le lecteur est plutôt invité à explorer
quelques paysages conceptuels de Damaged Goods. On peut décider de déambuler ici ou là, en
commençant par s'orienter avec les matériaux qui composent ce livre, et en prenant le temps de s'en
imprégner, avant de prendre le gouvernail. On peut se rendre directement page 129, dans l'espace
du studio, en se mettant au diapason des énergies qui s'en dégagent et en se promenant dans le
bruissement et le brassage du processus créatif. On peut le lire de la première à la dernière page
en suivant les pas de la chorégraphe qui élabore un vocabulaire de mouvements, se confronte à
des problématiques chorégraphiques plus générales, s'engage dans des collaborations, croise des
langages et des territoires inconnus, en nourrissant ainsi tout un questionnement. On peut chercher
à comprendre les conflits d'identité vécus par les danseurs quand ils deviennent transparents,
cherchent à venir à bout de leur méfiance des mots, ou se transforment en se confrontant à la
technologie. On peut se glisser dans les fictions englobantes des costumes ou s'imprégner d'une
réalité cinématographique sur scène, et puis découvrir des stratégies d'improvisation qui déjouent
les menaces d'une totalité étouffante. Enfin, on peut aussi emporter ce livre dans un studio de
danse, se rendre directement à la page 154, pratiquer les exercices, et voir comment le corps se
laisse gagner par les tâches à effectuer. On va où, là ?
Bruxelles et Berlin, octobre 2004–décembre 2009