Avant-propos
(p. 7-8)
Sans doute semblera-t-il étrange de consacrer un court moment de lecture – et a
fortiori un long moment d'écriture – à la figure d'un homme, Paul Chenavard, qui,
pour paraphraser
Guillaume Apollinaire, n'égala pas son destin. La surprise sera
redoublée quand on constatera que cet individu est parfaitement inconnu du grand
public et que ce n'est pas pour en exhumer la bravoure discrète, le génie oublié ou
la personnalité romanesque que nous avons décidé de lui dédier un livre.
Pour les quelques courageux qui accepteront de sillonner les pages qui suivent,
nous nous devons de donner des éclaircissements liminaires.
Une démarche qui consiste à mesurer l'écart entre une intention artisticopolitique
(quand l'art vise à dépasser le seul champ de la vie plastique, pour changer
le monde) et son résultat effectif se voit communément éreintée au nom de plusieurs
réalités supérieures censées l'invalider d'emblée.
D'aucuns s'étonneront que nous puissions, en historiens de l'art, nous intéresser
à autre chose qu'à ce qui nous plaît, nous touche. De façon connexe, ils reprocheront
à notre démarche de liquider un objet d'étude convenu, à savoir la
grandeur de la production artistique. Ils prétendront qu'il n'y a de valeur à mener
une analyse sur un « méconnu » qu'à condition d'en réhabiliter l'importance historique
et esthétique. D'autres, plus vaillants dans leur contestation, désavoueront
l'axiome même du projet en défendant le primat de l'oeuvre (sa beauté, sa force,
l'ampleur de ses contenus…) sur toute forme de programme en amont et sur toute
réception immédiate en aval. Ils pourront même s'offusquer de voir employer la
notion d'intention, dont on rabâche la dangerosité. Ils diront encore que de
conclure à l'échec, au ratage, n'a ni sens ni pertinence dans le domaine historique.
Tout cela, à y regarder de près, se défend très bien.
Pourtant, nous croyons fermement à la légitimité de notre dessein. Sans doute
pas seulement à la lumière de l'histoire de l'art. Mais aussi à celle d'une histoire sociale. C'est dans cette optique qu'une chose nous paraît capitale : il faut procéder
à l'identification des « contre-pouvoirs » qui profitent d'un statut pour occuper un
terrain très valorisant d'un point de vue humaniste (les dépositaires de la liberté,
du combat et du progrès) mais qui, inoffensifs dans les faits, confortent le
statu quo (inégalités et injustices de tout crin), en ceci qu'ils prennent durablement la place
d'autres luttes
vraiment efficaces. Parmi ces pseudos « contre-pouvoirs » en réalité
conservateurs, on trouve par exemple les médias dominants, à propos desquels
Pierre Bourdieu et Serge Halimi ont consacré de formidables travaux. Nous pensons
qu'il est aujourd'hui temps d'investiguer – aventureuse enquête ! – du côté du
champ artistique, à compter du romantisme jusqu'à la période contemporaine.
Certains ont déjà ouvert la brèche, tels Dominique Baqué, Laurence Bertrand
Dorléac, Nathalie Heinich ou Éric Michaud. Sans revendiquer quelque filiation –
sans doute s'en méfieraient-ils eux-mêmes –, nous leur emboîtons le pas en espérant
que d'autres le feront à leur tour.
C'est dans cette perspective que la mesure entre l'intention d'un créateur et sa
production effective s'avère essentielle. Car c'est cet écart qui construit l'illusion
d'un espace de résistance. Ce sont en effet pour une très large part l'intention, le
programme, le discours qui permettent d'aménager une attente collective placée en
l'art et en l'artiste (attente à laquelle les artistes participent aussi le plus
sincèrement du monde). Au nom de cette attente, ils jouissent d'une impunité presque
magique : n'y a-t-il pas nécessité, dès lors, de soupeser les réponses à cette espérance
? Rompre l'enchantement, briser le sort, casser les reins de la religion fait toujours
un peu peur, c'est certain. Et il n'y a que le constat d'échec pour y parvenir.