les presses du réel

Paul ChenavardMonuments de l'échec (1807-1895)

extrait
Avant-propos
(p. 7-8)


Sans doute semblera-t-il étrange de consacrer un court moment de lecture – et a fortiori un long moment d'écriture – à la figure d'un homme, Paul Chenavard, qui, pour paraphraser Guillaume Apollinaire, n'égala pas son destin. La surprise sera redoublée quand on constatera que cet individu est parfaitement inconnu du grand public et que ce n'est pas pour en exhumer la bravoure discrète, le génie oublié ou la personnalité romanesque que nous avons décidé de lui dédier un livre.
Pour les quelques courageux qui accepteront de sillonner les pages qui suivent, nous nous devons de donner des éclaircissements liminaires.
Une démarche qui consiste à mesurer l'écart entre une intention artisticopolitique (quand l'art vise à dépasser le seul champ de la vie plastique, pour changer le monde) et son résultat effectif se voit communément éreintée au nom de plusieurs réalités supérieures censées l'invalider d'emblée.
D'aucuns s'étonneront que nous puissions, en historiens de l'art, nous intéresser à autre chose qu'à ce qui nous plaît, nous touche. De façon connexe, ils reprocheront à notre démarche de liquider un objet d'étude convenu, à savoir la grandeur de la production artistique. Ils prétendront qu'il n'y a de valeur à mener une analyse sur un « méconnu » qu'à condition d'en réhabiliter l'importance historique et esthétique. D'autres, plus vaillants dans leur contestation, désavoueront l'axiome même du projet en défendant le primat de l'oeuvre (sa beauté, sa force, l'ampleur de ses contenus…) sur toute forme de programme en amont et sur toute réception immédiate en aval. Ils pourront même s'offusquer de voir employer la notion d'intention, dont on rabâche la dangerosité. Ils diront encore que de conclure à l'échec, au ratage, n'a ni sens ni pertinence dans le domaine historique. Tout cela, à y regarder de près, se défend très bien.
Pourtant, nous croyons fermement à la légitimité de notre dessein. Sans doute pas seulement à la lumière de l'histoire de l'art. Mais aussi à celle d'une histoire sociale. C'est dans cette optique qu'une chose nous paraît capitale : il faut procéder à l'identification des « contre-pouvoirs » qui profitent d'un statut pour occuper un terrain très valorisant d'un point de vue humaniste (les dépositaires de la liberté, du combat et du progrès) mais qui, inoffensifs dans les faits, confortent le statu quo (inégalités et injustices de tout crin), en ceci qu'ils prennent durablement la place d'autres luttes vraiment efficaces. Parmi ces pseudos « contre-pouvoirs » en réalité conservateurs, on trouve par exemple les médias dominants, à propos desquels Pierre Bourdieu et Serge Halimi ont consacré de formidables travaux. Nous pensons qu'il est aujourd'hui temps d'investiguer – aventureuse enquête ! – du côté du champ artistique, à compter du romantisme jusqu'à la période contemporaine. Certains ont déjà ouvert la brèche, tels Dominique Baqué, Laurence Bertrand Dorléac, Nathalie Heinich ou Éric Michaud. Sans revendiquer quelque filiation – sans doute s'en méfieraient-ils eux-mêmes –, nous leur emboîtons le pas en espérant que d'autres le feront à leur tour.
C'est dans cette perspective que la mesure entre l'intention d'un créateur et sa production effective s'avère essentielle. Car c'est cet écart qui construit l'illusion d'un espace de résistance. Ce sont en effet pour une très large part l'intention, le programme, le discours qui permettent d'aménager une attente collective placée en l'art et en l'artiste (attente à laquelle les artistes participent aussi le plus sincèrement du monde). Au nom de cette attente, ils jouissent d'une impunité presque magique : n'y a-t-il pas nécessité, dès lors, de soupeser les réponses à cette espérance ? Rompre l'enchantement, briser le sort, casser les reins de la religion fait toujours un peu peur, c'est certain. Et il n'y a que le constat d'échec pour y parvenir.
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