Ce livre de Céline Ahond, le neuvième que l'ESAAA produit dans la collection DSRA, rassemble des discussions dont, a priori, le lecteur ne saura quoi penser. Non que ces paroles collectées soient incohérentes ou bizarres, mais parce que dans un premier temps, par exemple en lisant le sommaire du présent ouvrage, on ne saurait reconnaître ce qui fait trajectoire, thème, problème ou histoire : ces voix, celle de sept artistes, d'un étudiant en art, d'un directeur d'école supérieure d'art, n'ont pas de sens (de direction) avant d'être devenues a posteriori.
C'est qu'avec Céline Ahond il faut toujours faire une expérience pour que le sens advienne, et la plupart du temps, pour qu'un monde se mette en mouvement, se déploie peu à peu et puis s'ordonne, Céline Ahond parle – sujets, verbes, compléments, phrases à rallonge, métaphores, digressions, refrains… Elle parle, discute, débat ou raconte, parce qu'elle le sait : world wants words.
Pour faire advenir un monde dans cet ouvrage (ici le monde en question est la boîte à outils conceptuels et sensibles sous-jacente à son travail d'artiste), Céline Ahond est allée parler avec des personnes qui lui sont nécessaires.
Valérie du Chéné, les artistes du groupe Art3, Pierre Mercier, Francisco Ruiz de Infante, Eléonore Hellio, rencontrés alors qu'elle était encore étudiante à l'École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg. Le directeur d'alors, Jean-Pierre Greff,
Kevin Desbouis, étudiant en 4e année Art à l'ESA Clermont-Ferrand Métropole.
Gwenola Wagon et
Marie Preston, qui, depuis leur travail à l'Université, se demandent « comment faire d'une classe une œuvre d'art ? »… Parce que Céline Ahond s'intéresse aux formes qui s'inventent dans les moments de transmission, dans les situations partagées, les rencontres et les dialogues croisés. Tout ce qui est « entre » la concerne – c'est dans cet « entre » qu'elle fait proliférer la fiction, c'est là aussi que peuvent encore s'envisager des possibles.
Ce livre est donc un monde qui se découvre peu à peu en avançant – alors qu'il est parcouru. Il n'y a pas de cartographie préalable ni de routes établies. Il n'y a pas de guides assurés encore moins de tour operator. Il faut cheminer avec les compagnons rassemblés ici, les suivre dans leurs détours, mais aussi avoir confiance dans leurs raccourcis. Et peu à peu, au fil des discussions, d'abord confusément puis de plus en plus clairement, un monde apparaît, dessinant le territoire du travail de Céline Ahond.
Entre l'a priori insensé du début de ces rencontres, et l'a posteriori de la vision claire d'un espace grand ouvert aura été vécue l'expérience des mots échangés. Des mots simples, mais aussi des mots rares : on n'entend pas assez souvent les artistes se parler.
Céline Ahond (née en 1979 à Clermont-Ferrand, vit et travaille à Montreuil) développe sa pratique singulière aussi bien dans des espaces dédiés, que dans des
livres ou sur la
place publique – souvent dans le cadre d'expériences collectives. Elle se fait connaître pour ses
performances-conférences au début des années 2000, mêlant
récits en tous genres, images projetées ou imprimées,
dispositifs vidéo et mises en scène d'objets. Elle pose alors les bases d'une écriture du quotidien tout en traçant le « chemin d'une pensée en construction ». Quelques années plus tard, elle sort des salles d'exposition et de projection pour élaborer des marches et des parcours où chaque étape du paysage – décrit, cadré et raconté – devient l'image à traverser avec le public. En 2011, elle s'empare du medium filmique pour questionner la mise en scène même de l'image et réaliser des films-performance aux titres évocateurs :
Tu vois ce que je veux dire ?,
Dans quel film vivons-nous ?,
Jouer à faire semblant pour de vrai. Sur la corde entre le
documentaire (de performances ou de situations quotidiennes) et la fiction la plus délurée, ces films s'apparentent à de vraies-fausses reconstitutions où les jeux de rôles troublent des identités et la relation entre réalité et imaginaire. Comment le rapport à l'Autre peut-il faire œuvre ? Comment résister à plusieurs dans les espaces de liberté inventés dans l'entre-deux de la rencontre ? Céline Ahond a l'art de construire des situations qui ouvrent des territoires pour l'action, la prise de parole et l'invention d'un langage propre. Parallèlement, elle poursuit une réflexion sur l'écriture comme alternative possible à la performance, à travers un travail exigent d'
éditrice et de publication de livres d'artiste.