Patrick Javault
Plan de situation
(extrait, p. 9-14)
Aux deux modèles, en apparence antithétiques, du producteur façon
Tatline et de l'homme d'esprit façon Duchamp qui hantent l'avant-garde, l'art
contemporain aura fait se succéder à peu près tous les rôles auxquels il était
permis d'assimiler l'artiste. Parallèlement à la remise en cause régulière des
règles du jeu et des circuits de diffusion artistique, la recherche en qualification
du métier d'artiste conduit beaucoup plus sûrement l'évolution de l'art
que la perspective d'un renouvellement des formes. L'œuvre de Franck Scurti
peut être visitée comme une véritable chambre des métiers dans laquelle
chacun, du tagger au potier, est susceptible d'entrer et de se faire une place
pour faire entendre la rumeur de la rue ou un chant très ancien. Cette ambition
d'ouvrir l'atelier à ce qui se fait ailleurs était rendue manifeste dans l'exposition
« Before and After » (2002, Palais de Tokyo, Paris) avec l'installation au sein
même de l'exposition d'un local de fabrication de tee-shirts. L'atelier semiclandestin
et celui semi-public tournaient en commun et en parallèle pour
redéfinir la circonstance de l'exposition.
Le travail de Franck Scurti déconcerte autant par sa diversité (du
gribouillis au véhicule customisé, en passant par l'objet bricolé ou la vidéo, il
n'ignore pratiquement aucun médium en usage dans l'art) que par une apparente
absence d'unité stylistique. Le fait est que cet artiste paraît moins
soucieux de durcir une position que de se mettre en situation. Situation par
rapport à des enjeux esthétiques, historiques ou économiques mais aussi par
rapport aux choses et aux événements. La figure de l'égaré y rencontre les faits
bruts de l'actualité mais aussi différents plans ou cartes, graphiques ou
emblèmes qui semblent commander nos existences quand ils ne les écrasent
pas sous la pression du travail ou celle de la conjoncture. Selon le jour ou l'humeur,
l'artiste nous adresse signes de vie, coups de sonde ou bien signaux de
détresse. Dans cet univers de mobilité et de vitesse, on peut se trouver déboussolé
dans les rues de Chicago (« Chicago Flipper », 1997, CCC, Tours) ou dans
celles de Paris (
Les Reflets, 2002) comme on peut décoller dans un intérieur
bourgeois quand les meubles se mettent à vous raconter le cosmos (« Constellation
et relativité générale », 2008, Galerie Anne de Villepoix, Paris).
Se mettre en situation est une affaire de responsabilité, une façon de
nous dire « je suis ici » en espérant que cette indication permettra à d'autres
de reconnaître l'endroit et de s'y retrouver. Mais c'est aussi la possibilité d'imaginer
sa vie comme œuvre d'art, ne serait-ce, par exemple, qu'en croisant
l'aléatoire hérité de
Dada ou de
Fluxus avec les règles de la productivité ou la
grille moderniste.
Éclats de verre (1998) est une série de neuf peintures sur
papier dont le motif, à la couleur et à la position variables, est déduit d'une
cassure dans le carreau de fenêtre de l'appartement-atelier. D'un vide et d'une
ouverture sur la ville, on déduit des pleins aux couleurs du jour avec, en regard,
le même motif découpé dans le carton de corn flakes qui les rapporte au quotidien
d'un individu. Cette vie comme art peut s'envisager dans une perspective
libératrice d'improvisation sans toutefois ignorer les différents modèles qui la
référencient et lui donnent une assise culturelle. Les souliers de
Street Credibility
(1998) sont portés par un plan de ville imaginaire mais leurs lacets retombent
à la façon d'un stoppage-étalon. Loin de se laisser arrêter par la citation, on
peut dire de cette œuvre qu'elle définit une approche très pragmatique de l'avant-garde, et qu'elle offre une forme de dénuement et de dénouement qui
permet d'organiser sa fuite ou de concevoir une dérive.
Faisant écho à ces perspectives de vie en œuvre,
Colors (2000) est le
remontage de la captation d'un match de rugby historique au cours duquel les
joueurs se roulent dans les couleurs délavées de publicités peintes à même la
pelouse. Le jeu sportif se transforme ainsi en une performance à moitié
absurde chorégraphiée par un héritier d'Allan Kaprow ou d'Yves Klein. Par la
surimposition de la gamme chromatique de réglage, l'événement apparaît plus
encore comme une pure affaire d'image. Il n'est pas indifférent que ce film
trouvé renvoie à la peinture. Celle-ci en effet occupe une place importante chez
Scurti, sinon dans la perspective de faire le tableau, du moins dans celle de
montrer le travail de l'artiste à travers son mode d'expression et de réaction
le plus naturel et le plus immédiat.
La peinture opère aussi comme un liant ou un raccord.
Daily
Drawings (2008) est une variation sur trois ronds noirs projetés à la bombe
graphite sur des feuilles de papier quadrillées à la main. Chacun des dessins
porte comme légende une ligne d'information tirée du journal. Au premier
abord, on croit deviner une nouvelle version de l'incapacité de l'artiste
à témoigner ou à répondre aux violences de l'actualité. Même en laissant la
peinture engagée là où elle est, on peut se souvenir des
Territoires occupés
(1969) de
Boetti, variation graphique sur la portée d'une guerre, ou de
War Cut (2002) livre dans lequel
Richter met en rapport détails d'un tableau
abstrait et l'épisode de la guerre d'Irak. Ensuite, jamais lâché par le démon de
l'interprétation, on se prend à chercher un lien entre taches et événements, à
essayer sans succès d'y trouver une dimension figurale ou, à l'inverse, un effet
de défiguration. Il semble tout compte fait plus juste de considérer ce geste
d'impuissance ou d'escamotage comme la manifestation d'un mauvais
démiurge ou d'un créateur-gribouille dont les taches et pâtés ne sont peut-être
pas sans affinités avec de grandes décisions politiques et, comme elles, pas tout
à fait sans conséquences. Les journaux et magazines dont Scurti fait grand usage
permettent de mettre en évidence un rapport immédiat, quasi tactile, à l'actualité
et à la prose journalistique. Ainsi dans
Bonneteau (1998) les ronds noirs en
caoutchouc posés sur les pages saumon du
Figaro font poids sur l'information
économique tout en moquant l'habillage du discours. Un langage des gestes,
voire un code binaire (gagné-perdu), se substitue ainsi au travail de la langue
et à celui des images. C'est la répercussion ou l'impact du fait ou de l'événement
sur la forme contre l'idée du reflet.
Cette union de la presse et du tachisme on la retrouve sous une autre
forme dans la série
Palette Magazine (2007). Ces pages arrachées aux hebdomadaires
recueillent les mélanges de peinture acrylique nécessaire à la
confection des bouquets de fleurs (titrés : « I love you = UNO ») en drapeaux
nationaux découpés. Cette maculation accidentelle et résiduelle peut être vue
comme le complément ou l'autre face de l'idéal pacifiste qui fonde l'ONU. La
version courtoise et symbolique de l'union s'incarne dans un bouquet de fleurs
(et bien que leur découpe soit porteuse de dissémination), tandis que son
versant déchaîné et passionnel, sa vérité peut-être, se trouve dans ces traînées
et dépôts de couleur qui oblitèrent, rehaussent ou contredisent les images photographiques et les textes. Cette proximité entre le travail artistique dans
sa matérialité et la vie du monde signale, on voudrait dire
figure, une tentative
de se situer entre le réel et ses représentations. Ces taches de couleurs étalées
sur les pages des magazines sont des intensités dégagées de tout code expressif,
constructif ou figuratif. De façon analogue, les
Daily Drawings libèrent
une énergie pure, seule à même de se rapporter à la puissance de l'événement.
(...)