Michel Gauthier :
Loopings pour une révolution
L'exponentiel développement du transport aérien au cours des dernières
décennies a profondément modifié les conditions d'exercice de la « dérive
psycho-géographique » que préconisaient les situationnistes, il y a
maintenant un demi-siècle. Aux déambulations circonscrites à une ville,
un quartier, voire dans le cas d'une « dérive statique » à un lieu
(1), se sont
substitués des périples internationaux et, avec eux, de nouveaux espaces:
salles et passerelles d'embarquement et débarquement, aérogares, hôtels
d'aéroports, etc. — quelques-uns de ces non-lieux, caractéristiques de la
surmodernité, dont a parlé Marc Augé
(2). Non seulement, il est possible de
gagner très facilement et très rapidement quelque ville inconnue où
s'égarer, mais, en outre, les infrastructures créées pour la régie de ces
déplacements constituent en elles-mêmes des sites potentiels de dérive.
Franz Ackermann est un utilisateur particulièrement intensif des avions
et des aéroports. Sa carrière d'artiste se confond presque avec son activité
de voyageur — la fabrique de l'oeuvre se trouvant ainsi engagée dans la
logique d'une véritable cinématique
(3).
Boarding, tel est le titre d'une
grande peinture de 2002: sur un fond mouvant de volutes colorées et de
plans entremêlés d'architectures abstraites, un avion prêt à l'embarquement
de ses passagers. Une installation nommée
Fly (2004) donne, elle,
à voir sur un papier peint qu'anime un tourbillon de formes bleutées,
la photographie d'un jet perché au sommet d'un édifice
(4) — la réplique
d'une porte de chambre d'hôtel, numéro 422, venant compléter la
composition. Telle série de peintures n'hésite pas à s'intituler sans
ambages
Helicopter: son opus XII (2000) offre une vision qui semble être
davantage celle d'un oeil fixé au rotor que placé dans le cockpit. La
publication réalisée à l'occasion d'une exposition au Kunstmuseum de
Wolfsburg, en 2003, est d'ailleurs scandée de nombreuses photographies
d'hélicoptères tout droit sortis d'
Apocalypse Now (5). Et c'est une étrange
machine que présentait ladite exposition: la transformation d'un antique
Volkswagen 1500 en improbable engin volant.
Permanent Departure(2003), une oeuvre sur papier de petites dimensions, faisant écho à
Mental Map:
Permanent Arrival (2003), montre, collées sur le tracé d'un
réseau serré de lignes droites ou courbes, deux feuilles avec le dessin en
rouge des hélicoptères. En 2002, pour l'exposition
Eine Nacht in den
Tropen (Une Nuit sous les tropiques), c'était même par l'une de ces
rampes d'accès aux avions que le public entrait dans la Kunsthalle de
Bâle. Les instruments de connectique aéroportuaire deviennent l'unique
sujet de
Mental Map: Seat 52A (1998). Ce sont d'ailleurs peut-être ces
non-lieux, générés par l'industrie contemporaine des loisirs et du
transport, que le touriste surmoderne, le surtouriste, aime avant tout.
On pourrait allonger la liste des oeuvres d'Ackermann qui, soit par leurs
représentés, soit par leurs titres, évoquent l'univers du transport aérien.
Soit. Mais n'y a-t-il pas là rien que de fort banal? Un artiste rend compte
des aspects dominants de son existence. Il voyage beaucoup et ses
productions le montrent. Dans le cas d'Ackermann, l'affaire excède
toutefois pareilles limites.
Si, depuis 1990, l'artiste parcourt en tous sens la planète, c'est
vraisemblablement que ce mode de vie l'agrée, mais c'est aussi que son
programme esthétique le réclame. Il ne s'agit pas pour lui d'aller quérir
telles ou telles visions d'ici ou de là, mais de se déplacer entre ici et là
pour altérer la vision. Au cours de ses voyages ou entre eux, Ackermann
accumule de petits travaux sur papier — crayon, encre ou gouache — qu'il appelle
Mental Maps; il ne s'agit pas à proprement parler de vues
mais de témoignages « psycho-géographiques » des lieux où il s'est trouvé.
Il s'agit des impressions déposées par une géographie sur une psyché en
mouvement. À propos de Baudelaire et des rues de Paris,Walter
Benjamin a écrit que le regard posé par le poète sur la ville était « le regard
du dépaysé
(6) ». Celui que révèle l'art d'Ackermann dénote également le
dépaysement. Un dépaysement qui ne tient pas tant à ce que, d'urbain
qu'il était, le flâneur soit devenu transcontinental et que la teneur
exotique des sites qu'il traverse se soit en conséquence accrue. Dépaysé,
ce flâneur d'un genre nouveau l'est moins par la nature des paysages
observés que par la façon selon laquelle il les observe désormais, que par
la mutation du régime scopique que déterminent l'industrialisation du
spectacle, celle du tourisme, qui n'en est que l'un des aspects, et
l'accélération des moyens de transport. Ce qu'une pharmacopée plus ou
moins illicite a pu être à la production de certaines images, le voyage, le
nomadisme le sont à l'art d'Ackermann
(7). Quel sens convient-il de prêter
à pareil psychédélisme touristique?
L'épistémè qui rend possible un art comme celui d'Ackermann se
caractérise par le refus d'un sujet immobile, stable. La première
instabilité qui affecte le sujet est d'ordre mental. Elle ressortit à ce que
Paul Valéry nommait la « self-variance ». Nombre de passages des Cahiers
s'attachent à montrer l'importance du phénomène: « J'avais observé que
l'instabilité était ici la règle », « On peut regarder la pensée comme une
suite de transformées », «L'esprit est ce qui change et ne réside que dans
le changement », « La loi fondamentale de l'esprit m'apparut [...] comme
impossibilité de fixation »
(8). En d'autres termes, Valéry considère la
stabilité comme contraire au fonctionnement même de l'esprit. L'activité
mentale est principiellement rétive à la focalisation durable. De cette
instabilité de la pensée et de la mémoire, les oeuvres d'Ackermann
donnent un évident exemple. Images multipolaires, chaotiques. Elles témoignent d'une vision étrangère à la hiérarchisation des percepts
qu'elle enregistre. Le souvenir que l'artiste garde des lieux qu'il a
traversés ou l'idée qu'il se fait de ceux qu'il va parcourir est éclaté,
invitant le regard du spectateur à une manière de double errance: allant
d'une interprétation à une autre et, dans le cas d'une occurrence de grand
format, d'une partie à l'autre de l'oeuvre. Beaucoup des représentations
urbaines livrées par les oeuvres d'Ackermann sont animées de lignes
courbes qui dynamisent l'espace et interdisent l'immobilité. Pour un art
conscient de la fondamentale instabilité de la psyché, il est deux façons
d'agir. Soit tenter de la réduire — comme s'y emploient les oeuvres à
signal unique contraignant. Soit l'exalter. C'est la voie choisie par
Ackermann. Exciter la self-variance de l'artiste par une pratique
intensive du voyage, de la dérive au long cours. Stimuler celle du
spectateur en le confrontant à une multiplicité de signaux plurivoques.
Mais si l'esprit passe sans cesse d'une chose à une autre, le corps, lui
aussi, est en mouvement, passant d'un endroit à un autre. Un art est né
de la conscience de la mobilité des corps à représenter: le cinéma. Un art
naîtra certainement de la conscience de la mobilité du corps des
spectateurs. Les oeuvres d'Ackermann participent assurément de cette
mise en cause de la fiction d'un sujet fixe. La déformation, la courbure,
jusqu'à l'abstraction, des vues qu'elles proposent sont dues au
mouvement de l'oeil et de l'esprit qui les saisissent. Sous cet angle,
l'esthétique d'Ackermann n'est pas sans rapport avec le dynamisme
axiomatique du futurisme
(9). La vitesse de déplacement permise par les
machines est génératrice de sensations nouvelles dont l'art se doit de
rendre compte. C'est pourquoi l'avion, après l'automobile, deviendra le
vecteur privilégié de l'esthétique futuriste. Dès 1909, Paolo Buzzi publie
un recueil de poèmes intitulé
Aeroplanes. Et nombreuses seront les
peintures fondées sur le point de vue de l'aviateur. De l'impressionnante
série des
Perspectives de vol (1924-26) de Fedele Azari aux extraordinaires
tableaux de Tullio Crali comme
En piqué sur la ville (1939) ou
En piqué
sur l'aéroport (1939), en passant par des toiles telles
En vrille (1932) d'Alessandro Bruschetti, le peintre s'est fait aviateur. Dans son
Manifeste
de l'aéropeinture futuriste (1929),
Marinetti évoque « les perspectives
changeantes du vol » et la « nouvelle réalité » que celles-ci font advenir.
Les avions et les hélicoptères des
Mental Maps ont par conséquent des
ancêtres dans l'histoire de l'art. Toutefois, entre les visions aériennes
des futuristes et celles d'Ackermann une différence s'accuse. Là où les
premières, dans le cadre d'une critique de l'espace perspectif,
souhaitaient fixer les règles d'une nouvelle vision, dynamique, les
secondes semblent n'enregistrer qu'un formidable dérèglement.
L'avion est l'instrument qui permet au sujet percevant de s'octroyer le
point de vue que les narratologues appellent celui de Dieu. C'est le point
de vue, « à focalisation zéro
(10) », d'un narrateur que la distance, le recul,
et la vision d'ensemble qu'ils autorisent, rendent omniscient. Pour que
le sens advienne, il faut que l'oeil s'éloigne. C'est de ce théorème que
jouent, par exemple, les peintures architecturales de Sarah Morris.
L'activité représentative des toiles de la série
Midtown (1997-1999)
procèdent d'une telle focalisation sur un fragment de la façade d'un
building new-yorkais — Seagram, Condé Nast ou Lever House, par
exemple — que c'est une image abstraite qui apparaît à la surface du
tableau. La capacité figurative, le sens se perdent sous l'effet d'un zoom
trop poussé. Ainsi l'abstraction selon Morris n'est-elle pas, comme dans
le grand récit hégélien construit par Greenberg, le résultat de l'abandon
par la peinture des conventions non indispensables à sa viabilité, mais la
marque d'un âge de l'anti-panorama
(11). Les images picturales, mais aussi
filmiques, de Morris nous disent donc, avec le brillant et la couleur qu'il
faut, que, dans le monde contemporain, vient à manquer la distance,
spatiale et temporelle, nécessaire à la production du sens. Il suffirait alors
d'organiser le recul pour restaurer la maîtrise signifiante du spectacle.
Pour un point de vue surplombant: il n'y aurait qu'à grimper en haut
d'une montagne, d'une tour ou prendre l'avion, l'hélicoptère. Les peintures d'Ackermann prennent assurément de la distance. Elles
élèvent le poste d'observation. Et quand ce n'est pas d'un avion ou d'un
hélicoptère qu'opère la vision, c'est, à tout le moins, depuis une éminence
comme l'explicite tel titre de
Mental Map: Vom Hügel (depuis une
hauteur). Il arrive que les deux points de vue se confondent: l'une des
pièces de la série
Helicopter s'intitule
On the Balcony (2001) — même si
l'image peinte évoque plutôt la vision depuis un hélicoptère partant en
vrille pour un crash assuré que depuis un stable balcon. Dans le catalogue
de l'une des expositions d'Ackermann figure une photographie de
tremplins de saut à ski
(12): autre métaphore d'un regard aérien et mobile.
Mais qu'advient-il depuis ces belvédères du monde contemporain?
Quelque épiphanie du sens se produit-elle? Le monde pixellisé, en
mosaïque, retrouve-t-il ses figures? Non point. Ce sont, bien plutôt, qui
surgissent, de drôles de perspectives, erratiques. D'altérantes girations.
Des cyclones d'infrastructures. Des archipels de fragments. Des carottages
hasardeux dans la lithosphère. Des topographies déviantes. Des
ruines d'urbanisme modernisant. Des courants d'énergies aux déroutants
méandres. Une jungle d'anamorphoses
(13). Comme une pornographie de
transports plastiques
(14). L'oeil de Dieu: rien d'autre qu'une centrifugeuse
d'espaces inhabités, entraînant la pandémie d'une abstraction
tendancielle. Et si, dans les images d'Ackermann, de véritables séismes
semblent bouleverser la représentation, il est somme toute normal qu'en
leurs épicentres l'abstraction se fasse la plus radicale. La bien nommée
série des
Épicentres présente effectivement des cercles concentriques de
différentes couleurs qu'affectent de profondes déformations. Là, toute
figuration a disparu. L'idiome est devenu parfaitement abstrait. Les ondes
de choc peuvent se propager, avec l'aide, le cas échéant, de Melissa, le
célèbre virus informatique, dont une oeuvre d'Ackermann écrit le nom
en grandes lettres noires sur un mur. Le point de vue de Dieu n'échappe
pas aux ravages de Melissa. Bref, le point de vue de Dieu est le point de
vue du diable, si l'on veut bien se souvenir de l'étymologie grecque du
mot —
diabolos signifie « qui disperse, qui désunit ».
Les
Stadtbilder que Gerhard Richter réalise à partir de 1968 nous avaient
d'ailleurs déjà avertis. Elles adoptaient un point de vue surplombant sur
la ville et cependant l'image obtenue était floue, menacée par une
prochaine défection du sens. Ces peintures laissaient pressentir que le
point de vue de Dieu ne constituait peut-être plus une garantie pour une
vision claire et ordonnatrice. Et d'ailleurs quand l'ordre et la clarté sont le
fruit d'une perspective aérienne, ce n'est plus le réel qui s'offre au regard
mais un fragment de carte. La série des
Metro Plots qu'
Ed Ruscha
entreprend à la fin des années 1990 propose savoureusement de
diagonales vues aviculaires sur des plans de Los Angeles. L'oeuvre
d'Ackermann le confirme: loin de restaurer le sens qu'un regard sans
distance, ne percevant plus que les lignes de balayage sur l'écran, ne sait
plus capter, le point de vue de Dieu ne fait apparaître que la confusion et
le chaos. En d'autres termes, le regard contemporain serait soit trop près,
soit trop loin de son objet, dans la fatale impossibilité de trouver la bonne
focale. Si, dans l'histoire de la peinture, le point de vue de Dieu s'est
confondu avec le panorama, ce genre pictural qui, mis au point à la fin
du XVIIIe siècle, aura hanté tout le XIXe pour, d'une certaine manière,
connaître son apogée avec la Tour Eiffel et son chant du cygne avec
l'Exposition universelle de Paris en 1900
(15), il était légitime
qu'Ackermann n'ignorât point ce dispositif. En 2000, il en réalise un,
de plus petite taille certes que les panoramas canoniques dont le format
standard atteignait quinze mètres sur cent vingt et que le public
contemplait depuis une plate-forme.
Untitled (Janis Joplin) se présente
comme une authentique structure panoramique d'environ cinq mètres
de diamètre montrant des bandes horizontales de différentes couleurs
et aux bords irréguliers. Ainsi, là où le panorama classique octroyait un
point de vue qui conférait au spectateur un sentiment de maîtrise sur le
spectacle, très souvent urbain, qui s'offrait à lui, la version qu'en propose
Ackermann ne livre plus au regard qu'une abstraction. Même la vision
panoramique ne stabilise plus l'image. Avec ces bandes horizontales,
tout se passe comme si un irrésistible mouvement de toupie affectait la
vedutta. Qu'Ackermann ait intitulé
Janis Joplin un panorama déchu de sa
compétence représentative dit bien sûr le rôle de la culture rock, et punk,
dans la gestation de son art. Mais ce titre signale également la dimension psychédélique de celui-ci. Une autre oeuvre presque contemporaine, car
de deux ans seulement postérieure, corrobore cette métamorphose du
panorama. Il s'agit de
360° Room for All Colors d'
Olafur Eliasson. Aucune
représentation n'est plus livrée par la grande structure circulaire dont le
diamètre dépasse les huit mètres, mais un simple jeu lumineux de
mouvantes couleurs. Le panorama n'est donc plus pour le spectateur
l'occasion de se donner l'illusion d'une autorité visuelle sur le réel
ambiant, mais celle d'éprouver, plus encore qu'à l'ordinaire, le sentiment
d'un étourdissement, de la faillite d'un regard qui voudrait dominer le
spectacle qui l'entoure. Et même quand elles ne s'en donnent pas l'exacte
mise en scène, les installations d'Ackermann tendent au panorama. Que
l'on songe à
Songline (1998) qui propose sur plusieurs dizaines de mètres
une invraisemblable séquence où s'enchaînent, entre autres, peintures à
bandes, horizontales ou verticales, en couleur ou en noir et blanc, figures
florales aux accents hippies, maëlstroms architectoniques, miroirs
déformants, projection vidéo, photographies d'un commando-suicide
arabe, de bantous, d'un immeuble de São Paulo ou d'une cage d'escalier
berlinois, présentoir de cartes postales — l'ensemble étant dynamisé par
l'arrondissement systématique des angles et la partition de l'espace
d'exposition. C'est bien un dispositif de nature panoramique qui se
déploie, mais dépourvu de centre, sans un
vantage point où le sujet
percevant pourrait reconstituer l'unité du spectacle. La règle
représentative du panorama n'est plus le trompe-l'oeil; le kaléidoscope
semble l'avoir définitivement remplacé.
La désautonomisation de l'oeuvre d'art, c'est-à-dire la fin de l'illusion
d'indépendance de cette dernière à l'égard de son contexte, aura eu pour
conséquence directe un phénomène aux multiples avatars que l'on
pourrait appeler la défocalisation. En effet, dès lors que je n'imagine plus
possible d'abstraire l'oeuvre de l'espace qui l'accueille, je ne sais plus très
bien sur quoi il convient d'accommoder le regard: le premier ou l'arrièreplan.
Et le flou menace. Les cibles que Ugo Rondinone réalise par
dizaines et grand format depuis le milieu des années 1990 en sont déjà
victimes. Cette répugnance de l'oeuvre d'art à adopter une position
délibérément focale a favorisé chez le spectateur contemporain le
développement d'une conduite scopique flottante, dérivant d'un point
à un autre, au gré des multiples stimuli qui ne manquent pas de se déclencher dans son champ. Et la tolérance de l'oeil au mouvement
construite par le cinéma et l'automobile
(16) est venue conforter l'aptitude
défocalisatrice d'un regard esthétique auquel il était dorénavant interdit
de rester fixé sur l'objet d'art. Dit autrement, à l'âge de la banalisation de
l'image en mouvement, l'autonomie de l'oeuvre se trouvait presque
nécessairement compromise. Comment un oeil habitué au défilement des
images aurait-il pu se garder d'un balayage de l'espace autour du tableau
ou de la sculpture? L'art de l'installation résulte d'ailleurs, pour une large
part, de la prise en compte de cette nouvelle donne perceptive — qui
n'est bien sûr pas strictement rétinienne mais plus largement mentale.
Puisque l'oeil bouge, l'oeuvre doit accompagner ce mouvement par le jeu
d'une spatialisation de ses composantes. Puisque l'oeuvre ne saurait
s'absenter de son lieu, elle se transforme elle-même en lieu. Si les
installations d'Ackermann jouent ainsi, par définition, de la distribution
dans l'espace des multiples événements plastiques qui les composent,
elles se singularisent toutefois par quelque chose comme une mise en
abyme. Alors que le spectateur est invité à se déplacer pour suivre les
différentes étapes du trajet proposé par l'oeuvre, celle-ci a pour thème,
on l'a vu, le déplacement. Il est deux façons de considérer pareil rapport.
Soit on y voit un habile tour de rhétorique: les voyages dont l'oeuvre fait
son thème principal se verraient redoublés par le voyage du spectateur
dans l'exposition. Comment l'itinérance pourrait-elle être mieux mise
en scène que par une spatialisation de l'oeuvre? Soit on pressent qu'il y a
davantage: la défocalisation qui, au gré d'une histoire complexe, a affecté
le regard esthétique ne serait pas seulement l'expression, le reflet de cette autre défocalisation qu'induit la circulation accélérée des personnes et
de l'information. L'une et l'autre participeraient d'un âge où le flux
l'emporte sur la stase, où périclite l'idée d'un point de vue stable et
unifié.
No Roof But The Sky (2005) est une pièce qui se présente comme
un grand disque vertical, en lente rotation autour de son axe vertical,
dont les deux faces montrent un tourbillon très coloré d'architectures en
péril, fragmentées, comme en suspension dans un espace qui les vouerait
à une irrémédiable dérive. Un tel disque évoque un radar. Un radar
qui enregistrerait les turbulences de cet
Ausland où une révolution est
en cours.
Si la dérive psycho-géographique est une expérience du passage hâtif
à travers des ambiances variées, alors force est de constater que
l'accroissement de la vitesse des moyens de communication a créé des
conditions plutôt propices à celle-ci. Paradoxalement, la société du
spectacle a fait de la dérive l'un de ses produits. La poétique
d'Ackermann se déploie précisément là où ce paradoxe prend les allures
d'un destin. Que le sujet se trouve dessaisi de lui-même, c'est assurément
l'effet de l'aliénation due à l'empire des échanges marchands, à l'emprise
de la science commerciale sur sa conscience, qui, par exemple, va le faire
aller là où lui suggèrent de se rendre les brochures des agences de
tourisme qu'avait empilées Ackermann dans l'une des salles de
l'exposition de Reims en 2005; mais ce dessaisissement est, tout autant, le
but de la manoeuvre psychédélique ou de la dérive situationniste. Le
nomadisme est celui des exilés, des émigrants, celui des exclus du jeu
économique, mais également celui de l'artiste qu'une cinématique de
l'oeuvre à produire appelle ici ou là. En d'autres termes, l'intérêt de
l'oeuvre d'Ackermann, outre la stupéfiante efficacité de ses arguments
plastiques, tient à ce carambolage des déterminations. Par certaines de
ses manifestations les plus audacieuses, l'art des dernières décennies a
foncièrement déstabilisé le sujet percevant, a battu en brèche les illusions
d'unité et de maîtrise que celui-ci entretenait. La société contemporaine,
avec la rapidité de ses instruments de communication et de transport,
avec la multiplication des non-lieux qui la trouent, en fait de même,
et peut-être même mieux. Rêve et cauchemar se confondent.
Un jour, on construira des mondes pour dériver.
1. «L'étendue maximum de ce champ spatial ne dépasse pas l'ensemble d'une grande ville et de ses
banlieues. Son étendue minimum peut être bornée à une petite unité d'ambiance: un seul quartier,
ou même un seul îlot s'il vaut la peine (à l'extrême limite la dérive statique d'une journée sans sortir
de la gare Saint-Lazare) », Guy Debord, « Théorie de la dérive » (1956),
Internationale situationniste,
Paris, Librairie Arthème Fayard, 1997, p. 53.
2. « ... Ce que nous appellerons “non-lieux”, par opposition à la notion sociologique de lieu, associée
par Mauss et toute une tradition ethnologique à celle de culture localisée dans le temps et l'espace.
Les non-lieux, ce sont aussi bien les installations nécessaires à la circulation accélérée des personnes
et des biens (voies rapides, échangeurs, aéroports) que les moyens de transport eux-mêmes ou les
grands centres commerciaux, ou encore les camps de transit prolongé où sont parqués les réfugiés de
la planète », Marc Augé,
Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, éditions
du Seuil, 1992, p. 48.
3. Je reprends ici le terme employé par Jean-Pierre Criqui pour caractériser une esthétique aux
acteurs mobiles, en constante pérégrination («
Gabriel Orozco, like a rolling stone »,
Un Trou dans
la vie, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 184).
4. Ackermann aime beaucoup ce jumbo sur son toit. Une vidéo (
Permanent Standby, 2004-05)
le montre également — le paradoxe du moyen de transport immobile étant redoublé par le recours,
pour sa représentation, à une image en mouvement.
5.
Franz Ackermann: Naherholungsgebiet, Kunstmuseum Wolfsburg, Kerber Verlag Bielfeld, 2003.
6.Walter Benjamin, «Paris, Capitale du XIXe siècle » (1935), traduit de l'allemand par Maurice
de Gandillac et Pierre Rusch,
OEuvres III, Paris, Folio/Gallimard, 2000, p. 58.
7. On doit à Walter Benjamin d'avoir souligné la ressemblance du flâneur et du mangeur de haschisch.
À l'un comme à l'autre, l'espace fait des clins d'oeil en leur demandant: « Que pensez-vous qu'il ait
bien pu se passer ici? ».
8. Paul Valéry,
Cahiers I, Paris, Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1973, p. 848, 874, 960 et 1037.
9. Depuis quelques années, l'art donne de nombreux signes d'un revival cinétique
qui ne pouvait aller sans une remise à l'honneur de certains thèmes chers au futurisme. L'exposition
de Xavier Veilhan,
Vanishing Point, au Centre Pompidou (Paris), à l'automne 2004, en est l'exemple
même.
10. Gérard Genette, Figures III, Paris, éditions du Seuil, 1972, p. 183-224.
11. Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon étude « Abstract City. Les images architecturales
de Sarah Morris »,
Les Cahiers du musée national d'Art moderne n° 87, printemps 2004, Centre
Pompidou, p. 34-53.
12.
Franz Ackermann, OFF,Walther König, Cologne, 1999.
13.
In the Jungle est le titre d'une effervescente pièce de 1997 de la série des
Mental Maps.
14. Dans une salle de son exposition au Kasseler Kunstverein, en 1999, Ackermann avait placé un
paravent multi-chromatique de l'arrière duquel provenait le son de musiques extraites de divers films
de Russ Meyer. Dans la démesure, l'excès, l'emphase de l'art d'Ackermann, il y a quelque chose de la
pornographie mammaire d'un Meyer.
15. Voir l'ouvrage de Bernard Comment,
Le XIXe siècle des panoramas, Paris, Adam Biro, 1993.
16. Il faut se souvenir des remarques formulées par Proust au sujet des modifications de la perception
entraînées par l'apparition de l'automobile. Nous sommes aujourd'hui surpris par les impressions
visuelles éprouvées par le passager d'un véhicule à la vitesse encore modique: «Arrivée au bas de la
route de la Corniche, l'auto monta d'un seul trait, avec un bruit continu comme un couteau qu'on
repasse, tandis que la mer abaissée s'élargissait au-dessous de nous. Les maisons anciennes et
rustiques de Montsurvent accoururent en tenant serrées contre elles leur vigne ou leur rosier; les
sapins de la Raspelière, plus agités que quand s'élevait le vent du soir, coururent dans tous les sens
pour nous éviter... ». Dans le paragraphe précédent, Proust avait livré une pensée dont nous pouvons nous souvenir à propos d'Ackermann: « Les distances ne sont que le rapport de l'espace au temps et
varient avec lui. Nous exprimons la difficulté que nous avons à nous rendre à un endroit, dans un
système de lieues, de kilomètres, qui devient faux dès que cette difficulté diminue. L'art en est aussi
modifié, puisqu'un village, qui semblait dans un autre monde que tel autre, devient son voisin dans
un paysage dont les dimensions sont changées » (« Sodome et Gomorrhe »,
À la recherche du temps
perdu, t.2, Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1954, p. 996 et 997).