les presses du réel
extrait
Michel Gauthier : Loopings pour une révolution

L'exponentiel développement du transport aérien au cours des dernières décennies a profondément modifié les conditions d'exercice de la « dérive psycho-géographique » que préconisaient les situationnistes, il y a maintenant un demi-siècle. Aux déambulations circonscrites à une ville, un quartier, voire dans le cas d'une « dérive statique » à un lieu (1), se sont substitués des périples internationaux et, avec eux, de nouveaux espaces: salles et passerelles d'embarquement et débarquement, aérogares, hôtels d'aéroports, etc. — quelques-uns de ces non-lieux, caractéristiques de la surmodernité, dont a parlé Marc Augé (2). Non seulement, il est possible de gagner très facilement et très rapidement quelque ville inconnue où s'égarer, mais, en outre, les infrastructures créées pour la régie de ces déplacements constituent en elles-mêmes des sites potentiels de dérive.

Franz Ackermann est un utilisateur particulièrement intensif des avions et des aéroports. Sa carrière d'artiste se confond presque avec son activité de voyageur — la fabrique de l'oeuvre se trouvant ainsi engagée dans la logique d'une véritable cinématique (3). Boarding, tel est le titre d'une grande peinture de 2002: sur un fond mouvant de volutes colorées et de plans entremêlés d'architectures abstraites, un avion prêt à l'embarquement de ses passagers. Une installation nommée Fly (2004) donne, elle, à voir sur un papier peint qu'anime un tourbillon de formes bleutées, la photographie d'un jet perché au sommet d'un édifice (4) — la réplique d'une porte de chambre d'hôtel, numéro 422, venant compléter la composition. Telle série de peintures n'hésite pas à s'intituler sans ambages Helicopter: son opus XII (2000) offre une vision qui semble être davantage celle d'un oeil fixé au rotor que placé dans le cockpit. La publication réalisée à l'occasion d'une exposition au Kunstmuseum de Wolfsburg, en 2003, est d'ailleurs scandée de nombreuses photographies d'hélicoptères tout droit sortis d'Apocalypse Now (5). Et c'est une étrange machine que présentait ladite exposition: la transformation d'un antique Volkswagen 1500 en improbable engin volant. Permanent Departure(2003), une oeuvre sur papier de petites dimensions, faisant écho à Mental Map: Permanent Arrival (2003), montre, collées sur le tracé d'un réseau serré de lignes droites ou courbes, deux feuilles avec le dessin en rouge des hélicoptères. En 2002, pour l'exposition Eine Nacht in den Tropen (Une Nuit sous les tropiques), c'était même par l'une de ces rampes d'accès aux avions que le public entrait dans la Kunsthalle de Bâle. Les instruments de connectique aéroportuaire deviennent l'unique sujet de Mental Map: Seat 52A (1998). Ce sont d'ailleurs peut-être ces non-lieux, générés par l'industrie contemporaine des loisirs et du transport, que le touriste surmoderne, le surtouriste, aime avant tout. On pourrait allonger la liste des oeuvres d'Ackermann qui, soit par leurs représentés, soit par leurs titres, évoquent l'univers du transport aérien. Soit. Mais n'y a-t-il pas là rien que de fort banal? Un artiste rend compte des aspects dominants de son existence. Il voyage beaucoup et ses productions le montrent. Dans le cas d'Ackermann, l'affaire excède toutefois pareilles limites.

Si, depuis 1990, l'artiste parcourt en tous sens la planète, c'est vraisemblablement que ce mode de vie l'agrée, mais c'est aussi que son programme esthétique le réclame. Il ne s'agit pas pour lui d'aller quérir telles ou telles visions d'ici ou de là, mais de se déplacer entre ici et là pour altérer la vision. Au cours de ses voyages ou entre eux, Ackermann accumule de petits travaux sur papier — crayon, encre ou gouache — qu'il appelle Mental Maps; il ne s'agit pas à proprement parler de vues mais de témoignages « psycho-géographiques » des lieux où il s'est trouvé. Il s'agit des impressions déposées par une géographie sur une psyché en mouvement. À propos de Baudelaire et des rues de Paris,Walter Benjamin a écrit que le regard posé par le poète sur la ville était « le regard du dépaysé (6) ». Celui que révèle l'art d'Ackermann dénote également le dépaysement. Un dépaysement qui ne tient pas tant à ce que, d'urbain qu'il était, le flâneur soit devenu transcontinental et que la teneur exotique des sites qu'il traverse se soit en conséquence accrue. Dépaysé, ce flâneur d'un genre nouveau l'est moins par la nature des paysages observés que par la façon selon laquelle il les observe désormais, que par la mutation du régime scopique que déterminent l'industrialisation du spectacle, celle du tourisme, qui n'en est que l'un des aspects, et l'accélération des moyens de transport. Ce qu'une pharmacopée plus ou moins illicite a pu être à la production de certaines images, le voyage, le nomadisme le sont à l'art d'Ackermann (7). Quel sens convient-il de prêter à pareil psychédélisme touristique?

L'épistémè qui rend possible un art comme celui d'Ackermann se caractérise par le refus d'un sujet immobile, stable. La première instabilité qui affecte le sujet est d'ordre mental. Elle ressortit à ce que Paul Valéry nommait la « self-variance ». Nombre de passages des Cahiers s'attachent à montrer l'importance du phénomène: « J'avais observé que l'instabilité était ici la règle », « On peut regarder la pensée comme une suite de transformées », «L'esprit est ce qui change et ne réside que dans le changement », « La loi fondamentale de l'esprit m'apparut [...] comme impossibilité de fixation » (8). En d'autres termes, Valéry considère la stabilité comme contraire au fonctionnement même de l'esprit. L'activité mentale est principiellement rétive à la focalisation durable. De cette instabilité de la pensée et de la mémoire, les oeuvres d'Ackermann donnent un évident exemple. Images multipolaires, chaotiques. Elles témoignent d'une vision étrangère à la hiérarchisation des percepts qu'elle enregistre. Le souvenir que l'artiste garde des lieux qu'il a traversés ou l'idée qu'il se fait de ceux qu'il va parcourir est éclaté, invitant le regard du spectateur à une manière de double errance: allant d'une interprétation à une autre et, dans le cas d'une occurrence de grand format, d'une partie à l'autre de l'oeuvre. Beaucoup des représentations urbaines livrées par les oeuvres d'Ackermann sont animées de lignes courbes qui dynamisent l'espace et interdisent l'immobilité. Pour un art conscient de la fondamentale instabilité de la psyché, il est deux façons d'agir. Soit tenter de la réduire — comme s'y emploient les oeuvres à signal unique contraignant. Soit l'exalter. C'est la voie choisie par Ackermann. Exciter la self-variance de l'artiste par une pratique intensive du voyage, de la dérive au long cours. Stimuler celle du spectateur en le confrontant à une multiplicité de signaux plurivoques.

Mais si l'esprit passe sans cesse d'une chose à une autre, le corps, lui aussi, est en mouvement, passant d'un endroit à un autre. Un art est né de la conscience de la mobilité des corps à représenter: le cinéma. Un art naîtra certainement de la conscience de la mobilité du corps des spectateurs. Les oeuvres d'Ackermann participent assurément de cette mise en cause de la fiction d'un sujet fixe. La déformation, la courbure, jusqu'à l'abstraction, des vues qu'elles proposent sont dues au mouvement de l'oeil et de l'esprit qui les saisissent. Sous cet angle, l'esthétique d'Ackermann n'est pas sans rapport avec le dynamisme axiomatique du futurisme (9). La vitesse de déplacement permise par les machines est génératrice de sensations nouvelles dont l'art se doit de rendre compte. C'est pourquoi l'avion, après l'automobile, deviendra le vecteur privilégié de l'esthétique futuriste. Dès 1909, Paolo Buzzi publie un recueil de poèmes intitulé Aeroplanes. Et nombreuses seront les peintures fondées sur le point de vue de l'aviateur. De l'impressionnante série des Perspectives de vol (1924-26) de Fedele Azari aux extraordinaires tableaux de Tullio Crali comme En piqué sur la ville (1939) ou En piqué sur l'aéroport (1939), en passant par des toiles telles En vrille (1932) d'Alessandro Bruschetti, le peintre s'est fait aviateur. Dans son Manifeste de l'aéropeinture futuriste (1929), Marinetti évoque « les perspectives changeantes du vol » et la « nouvelle réalité » que celles-ci font advenir. Les avions et les hélicoptères des Mental Maps ont par conséquent des ancêtres dans l'histoire de l'art. Toutefois, entre les visions aériennes des futuristes et celles d'Ackermann une différence s'accuse. Là où les premières, dans le cadre d'une critique de l'espace perspectif, souhaitaient fixer les règles d'une nouvelle vision, dynamique, les secondes semblent n'enregistrer qu'un formidable dérèglement.

L'avion est l'instrument qui permet au sujet percevant de s'octroyer le point de vue que les narratologues appellent celui de Dieu. C'est le point de vue, « à focalisation zéro (10) », d'un narrateur que la distance, le recul, et la vision d'ensemble qu'ils autorisent, rendent omniscient. Pour que le sens advienne, il faut que l'oeil s'éloigne. C'est de ce théorème que jouent, par exemple, les peintures architecturales de Sarah Morris. L'activité représentative des toiles de la série Midtown (1997-1999) procèdent d'une telle focalisation sur un fragment de la façade d'un building new-yorkais — Seagram, Condé Nast ou Lever House, par exemple — que c'est une image abstraite qui apparaît à la surface du tableau. La capacité figurative, le sens se perdent sous l'effet d'un zoom trop poussé. Ainsi l'abstraction selon Morris n'est-elle pas, comme dans le grand récit hégélien construit par Greenberg, le résultat de l'abandon par la peinture des conventions non indispensables à sa viabilité, mais la marque d'un âge de l'anti-panorama (11). Les images picturales, mais aussi filmiques, de Morris nous disent donc, avec le brillant et la couleur qu'il faut, que, dans le monde contemporain, vient à manquer la distance, spatiale et temporelle, nécessaire à la production du sens. Il suffirait alors d'organiser le recul pour restaurer la maîtrise signifiante du spectacle. Pour un point de vue surplombant: il n'y aurait qu'à grimper en haut d'une montagne, d'une tour ou prendre l'avion, l'hélicoptère. Les peintures d'Ackermann prennent assurément de la distance. Elles élèvent le poste d'observation. Et quand ce n'est pas d'un avion ou d'un hélicoptère qu'opère la vision, c'est, à tout le moins, depuis une éminence comme l'explicite tel titre de Mental Map: Vom Hügel (depuis une hauteur). Il arrive que les deux points de vue se confondent: l'une des pièces de la série Helicopter s'intitule On the Balcony (2001) — même si l'image peinte évoque plutôt la vision depuis un hélicoptère partant en vrille pour un crash assuré que depuis un stable balcon. Dans le catalogue de l'une des expositions d'Ackermann figure une photographie de tremplins de saut à ski (12): autre métaphore d'un regard aérien et mobile. Mais qu'advient-il depuis ces belvédères du monde contemporain? Quelque épiphanie du sens se produit-elle? Le monde pixellisé, en mosaïque, retrouve-t-il ses figures? Non point. Ce sont, bien plutôt, qui surgissent, de drôles de perspectives, erratiques. D'altérantes girations. Des cyclones d'infrastructures. Des archipels de fragments. Des carottages hasardeux dans la lithosphère. Des topographies déviantes. Des ruines d'urbanisme modernisant. Des courants d'énergies aux déroutants méandres. Une jungle d'anamorphoses (13). Comme une pornographie de transports plastiques (14). L'oeil de Dieu: rien d'autre qu'une centrifugeuse d'espaces inhabités, entraînant la pandémie d'une abstraction tendancielle. Et si, dans les images d'Ackermann, de véritables séismes semblent bouleverser la représentation, il est somme toute normal qu'en leurs épicentres l'abstraction se fasse la plus radicale. La bien nommée série des Épicentres présente effectivement des cercles concentriques de différentes couleurs qu'affectent de profondes déformations. Là, toute figuration a disparu. L'idiome est devenu parfaitement abstrait. Les ondes de choc peuvent se propager, avec l'aide, le cas échéant, de Melissa, le célèbre virus informatique, dont une oeuvre d'Ackermann écrit le nom en grandes lettres noires sur un mur. Le point de vue de Dieu n'échappe pas aux ravages de Melissa. Bref, le point de vue de Dieu est le point de vue du diable, si l'on veut bien se souvenir de l'étymologie grecque du mot — diabolos signifie « qui disperse, qui désunit ».

Les Stadtbilder que Gerhard Richter réalise à partir de 1968 nous avaient d'ailleurs déjà avertis. Elles adoptaient un point de vue surplombant sur la ville et cependant l'image obtenue était floue, menacée par une prochaine défection du sens. Ces peintures laissaient pressentir que le point de vue de Dieu ne constituait peut-être plus une garantie pour une vision claire et ordonnatrice. Et d'ailleurs quand l'ordre et la clarté sont le fruit d'une perspective aérienne, ce n'est plus le réel qui s'offre au regard mais un fragment de carte. La série des Metro Plots qu'Ed Ruscha entreprend à la fin des années 1990 propose savoureusement de diagonales vues aviculaires sur des plans de Los Angeles. L'oeuvre d'Ackermann le confirme: loin de restaurer le sens qu'un regard sans distance, ne percevant plus que les lignes de balayage sur l'écran, ne sait plus capter, le point de vue de Dieu ne fait apparaître que la confusion et le chaos. En d'autres termes, le regard contemporain serait soit trop près, soit trop loin de son objet, dans la fatale impossibilité de trouver la bonne focale. Si, dans l'histoire de la peinture, le point de vue de Dieu s'est confondu avec le panorama, ce genre pictural qui, mis au point à la fin du XVIIIe siècle, aura hanté tout le XIXe pour, d'une certaine manière, connaître son apogée avec la Tour Eiffel et son chant du cygne avec l'Exposition universelle de Paris en 1900 (15), il était légitime qu'Ackermann n'ignorât point ce dispositif. En 2000, il en réalise un, de plus petite taille certes que les panoramas canoniques dont le format standard atteignait quinze mètres sur cent vingt et que le public contemplait depuis une plate-forme. Untitled (Janis Joplin) se présente comme une authentique structure panoramique d'environ cinq mètres de diamètre montrant des bandes horizontales de différentes couleurs et aux bords irréguliers. Ainsi, là où le panorama classique octroyait un point de vue qui conférait au spectateur un sentiment de maîtrise sur le spectacle, très souvent urbain, qui s'offrait à lui, la version qu'en propose Ackermann ne livre plus au regard qu'une abstraction. Même la vision panoramique ne stabilise plus l'image. Avec ces bandes horizontales, tout se passe comme si un irrésistible mouvement de toupie affectait la vedutta. Qu'Ackermann ait intitulé Janis Joplin un panorama déchu de sa compétence représentative dit bien sûr le rôle de la culture rock, et punk, dans la gestation de son art. Mais ce titre signale également la dimension psychédélique de celui-ci. Une autre oeuvre presque contemporaine, car de deux ans seulement postérieure, corrobore cette métamorphose du panorama. Il s'agit de 360° Room for All Colors d'Olafur Eliasson. Aucune représentation n'est plus livrée par la grande structure circulaire dont le diamètre dépasse les huit mètres, mais un simple jeu lumineux de mouvantes couleurs. Le panorama n'est donc plus pour le spectateur l'occasion de se donner l'illusion d'une autorité visuelle sur le réel ambiant, mais celle d'éprouver, plus encore qu'à l'ordinaire, le sentiment d'un étourdissement, de la faillite d'un regard qui voudrait dominer le spectacle qui l'entoure. Et même quand elles ne s'en donnent pas l'exacte mise en scène, les installations d'Ackermann tendent au panorama. Que l'on songe à Songline (1998) qui propose sur plusieurs dizaines de mètres une invraisemblable séquence où s'enchaînent, entre autres, peintures à bandes, horizontales ou verticales, en couleur ou en noir et blanc, figures florales aux accents hippies, maëlstroms architectoniques, miroirs déformants, projection vidéo, photographies d'un commando-suicide arabe, de bantous, d'un immeuble de São Paulo ou d'une cage d'escalier berlinois, présentoir de cartes postales — l'ensemble étant dynamisé par l'arrondissement systématique des angles et la partition de l'espace d'exposition. C'est bien un dispositif de nature panoramique qui se déploie, mais dépourvu de centre, sans un vantage point où le sujet percevant pourrait reconstituer l'unité du spectacle. La règle représentative du panorama n'est plus le trompe-l'oeil; le kaléidoscope semble l'avoir définitivement remplacé.

La désautonomisation de l'oeuvre d'art, c'est-à-dire la fin de l'illusion d'indépendance de cette dernière à l'égard de son contexte, aura eu pour conséquence directe un phénomène aux multiples avatars que l'on pourrait appeler la défocalisation. En effet, dès lors que je n'imagine plus possible d'abstraire l'oeuvre de l'espace qui l'accueille, je ne sais plus très bien sur quoi il convient d'accommoder le regard: le premier ou l'arrièreplan. Et le flou menace. Les cibles que Ugo Rondinone réalise par dizaines et grand format depuis le milieu des années 1990 en sont déjà victimes. Cette répugnance de l'oeuvre d'art à adopter une position délibérément focale a favorisé chez le spectateur contemporain le développement d'une conduite scopique flottante, dérivant d'un point à un autre, au gré des multiples stimuli qui ne manquent pas de se déclencher dans son champ. Et la tolérance de l'oeil au mouvement construite par le cinéma et l'automobile (16) est venue conforter l'aptitude défocalisatrice d'un regard esthétique auquel il était dorénavant interdit de rester fixé sur l'objet d'art. Dit autrement, à l'âge de la banalisation de l'image en mouvement, l'autonomie de l'oeuvre se trouvait presque nécessairement compromise. Comment un oeil habitué au défilement des images aurait-il pu se garder d'un balayage de l'espace autour du tableau ou de la sculpture? L'art de l'installation résulte d'ailleurs, pour une large part, de la prise en compte de cette nouvelle donne perceptive — qui n'est bien sûr pas strictement rétinienne mais plus largement mentale. Puisque l'oeil bouge, l'oeuvre doit accompagner ce mouvement par le jeu d'une spatialisation de ses composantes. Puisque l'oeuvre ne saurait s'absenter de son lieu, elle se transforme elle-même en lieu. Si les installations d'Ackermann jouent ainsi, par définition, de la distribution dans l'espace des multiples événements plastiques qui les composent, elles se singularisent toutefois par quelque chose comme une mise en abyme. Alors que le spectateur est invité à se déplacer pour suivre les différentes étapes du trajet proposé par l'oeuvre, celle-ci a pour thème, on l'a vu, le déplacement. Il est deux façons de considérer pareil rapport. Soit on y voit un habile tour de rhétorique: les voyages dont l'oeuvre fait son thème principal se verraient redoublés par le voyage du spectateur dans l'exposition. Comment l'itinérance pourrait-elle être mieux mise en scène que par une spatialisation de l'oeuvre? Soit on pressent qu'il y a davantage: la défocalisation qui, au gré d'une histoire complexe, a affecté le regard esthétique ne serait pas seulement l'expression, le reflet de cette autre défocalisation qu'induit la circulation accélérée des personnes et de l'information. L'une et l'autre participeraient d'un âge où le flux l'emporte sur la stase, où périclite l'idée d'un point de vue stable et unifié. No Roof But The Sky (2005) est une pièce qui se présente comme un grand disque vertical, en lente rotation autour de son axe vertical, dont les deux faces montrent un tourbillon très coloré d'architectures en péril, fragmentées, comme en suspension dans un espace qui les vouerait à une irrémédiable dérive. Un tel disque évoque un radar. Un radar qui enregistrerait les turbulences de cet Ausland où une révolution est en cours.

Si la dérive psycho-géographique est une expérience du passage hâtif à travers des ambiances variées, alors force est de constater que l'accroissement de la vitesse des moyens de communication a créé des conditions plutôt propices à celle-ci. Paradoxalement, la société du spectacle a fait de la dérive l'un de ses produits. La poétique d'Ackermann se déploie précisément là où ce paradoxe prend les allures d'un destin. Que le sujet se trouve dessaisi de lui-même, c'est assurément l'effet de l'aliénation due à l'empire des échanges marchands, à l'emprise de la science commerciale sur sa conscience, qui, par exemple, va le faire aller là où lui suggèrent de se rendre les brochures des agences de tourisme qu'avait empilées Ackermann dans l'une des salles de l'exposition de Reims en 2005; mais ce dessaisissement est, tout autant, le but de la manoeuvre psychédélique ou de la dérive situationniste. Le nomadisme est celui des exilés, des émigrants, celui des exclus du jeu économique, mais également celui de l'artiste qu'une cinématique de l'oeuvre à produire appelle ici ou là. En d'autres termes, l'intérêt de l'oeuvre d'Ackermann, outre la stupéfiante efficacité de ses arguments plastiques, tient à ce carambolage des déterminations. Par certaines de ses manifestations les plus audacieuses, l'art des dernières décennies a foncièrement déstabilisé le sujet percevant, a battu en brèche les illusions d'unité et de maîtrise que celui-ci entretenait. La société contemporaine, avec la rapidité de ses instruments de communication et de transport, avec la multiplication des non-lieux qui la trouent, en fait de même, et peut-être même mieux. Rêve et cauchemar se confondent.

Un jour, on construira des mondes pour dériver.

1. «L'étendue maximum de ce champ spatial ne dépasse pas l'ensemble d'une grande ville et de ses banlieues. Son étendue minimum peut être bornée à une petite unité d'ambiance: un seul quartier, ou même un seul îlot s'il vaut la peine (à l'extrême limite la dérive statique d'une journée sans sortir de la gare Saint-Lazare) », Guy Debord, « Théorie de la dérive » (1956), Internationale situationniste, Paris, Librairie Arthème Fayard, 1997, p. 53.
2. « ... Ce que nous appellerons “non-lieux”, par opposition à la notion sociologique de lieu, associée par Mauss et toute une tradition ethnologique à celle de culture localisée dans le temps et l'espace. Les non-lieux, ce sont aussi bien les installations nécessaires à la circulation accélérée des personnes et des biens (voies rapides, échangeurs, aéroports) que les moyens de transport eux-mêmes ou les grands centres commerciaux, ou encore les camps de transit prolongé où sont parqués les réfugiés de la planète », Marc Augé, Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, éditions du Seuil, 1992, p. 48.
3. Je reprends ici le terme employé par Jean-Pierre Criqui pour caractériser une esthétique aux acteurs mobiles, en constante pérégrination (« Gabriel Orozco, like a rolling stone », Un Trou dans la vie, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 184).
4. Ackermann aime beaucoup ce jumbo sur son toit. Une vidéo (Permanent Standby, 2004-05) le montre également — le paradoxe du moyen de transport immobile étant redoublé par le recours, pour sa représentation, à une image en mouvement.
5. Franz Ackermann: Naherholungsgebiet, Kunstmuseum Wolfsburg, Kerber Verlag Bielfeld, 2003.
6.Walter Benjamin, «Paris, Capitale du XIXe siècle » (1935), traduit de l'allemand par Maurice de Gandillac et Pierre Rusch, OEuvres III, Paris, Folio/Gallimard, 2000, p. 58.
7. On doit à Walter Benjamin d'avoir souligné la ressemblance du flâneur et du mangeur de haschisch. À l'un comme à l'autre, l'espace fait des clins d'oeil en leur demandant: « Que pensez-vous qu'il ait bien pu se passer ici? ».
8. Paul Valéry, Cahiers I, Paris, Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1973, p. 848, 874, 960 et 1037.
9. Depuis quelques années, l'art donne de nombreux signes d'un revival cinétique qui ne pouvait aller sans une remise à l'honneur de certains thèmes chers au futurisme. L'exposition de Xavier Veilhan, Vanishing Point, au Centre Pompidou (Paris), à l'automne 2004, en est l'exemple même.
10. Gérard Genette, Figures III, Paris, éditions du Seuil, 1972, p. 183-224.
11. Sur ce point, je me permets de renvoyer à mon étude « Abstract City. Les images architecturales de Sarah Morris », Les Cahiers du musée national d'Art moderne n° 87, printemps 2004, Centre Pompidou, p. 34-53.
12. Franz Ackermann, OFF,Walther König, Cologne, 1999.
13. In the Jungle est le titre d'une effervescente pièce de 1997 de la série des Mental Maps.
14. Dans une salle de son exposition au Kasseler Kunstverein, en 1999, Ackermann avait placé un paravent multi-chromatique de l'arrière duquel provenait le son de musiques extraites de divers films de Russ Meyer. Dans la démesure, l'excès, l'emphase de l'art d'Ackermann, il y a quelque chose de la pornographie mammaire d'un Meyer.
15. Voir l'ouvrage de Bernard Comment, Le XIXe siècle des panoramas, Paris, Adam Biro, 1993.
16. Il faut se souvenir des remarques formulées par Proust au sujet des modifications de la perception entraînées par l'apparition de l'automobile. Nous sommes aujourd'hui surpris par les impressions visuelles éprouvées par le passager d'un véhicule à la vitesse encore modique: «Arrivée au bas de la route de la Corniche, l'auto monta d'un seul trait, avec un bruit continu comme un couteau qu'on repasse, tandis que la mer abaissée s'élargissait au-dessous de nous. Les maisons anciennes et rustiques de Montsurvent accoururent en tenant serrées contre elles leur vigne ou leur rosier; les sapins de la Raspelière, plus agités que quand s'élevait le vent du soir, coururent dans tous les sens pour nous éviter... ». Dans le paragraphe précédent, Proust avait livré une pensée dont nous pouvons nous souvenir à propos d'Ackermann: « Les distances ne sont que le rapport de l'espace au temps et varient avec lui. Nous exprimons la difficulté que nous avons à nous rendre à un endroit, dans un système de lieues, de kilomètres, qui devient faux dès que cette difficulté diminue. L'art en est aussi modifié, puisqu'un village, qui semblait dans un autre monde que tel autre, devient son voisin dans un paysage dont les dimensions sont changées » (« Sodome et Gomorrhe », À la recherche du temps perdu, t.2, Bibliothèque de la Pléiade/Gallimard, 1954, p. 996 et 997).
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