Patrick Javault :
D'un labour parti
De l'outil au véhicule de série, de l'architecture industrielle au décor rural, le
travail de Didier Marcel se présente comme une perpétuelle découverte
d'un paysage géographique et social, le plus souvent indifférent et parfois
même d'une réelle froideur. Dans ces paysages sommaires, comme aperçus
entre les grands actes de l'histoire, on ne rencontre pas ou peu d'éléments
exotiques ou surprenants, mais en revanche une série de matières d'images,
d'indices et de textures susceptibles d'évoquer, de faire voir ou sentir des
situations communes à tous égards. Au spectateur d'établir un accordage
en partie mental et en partie physique pour s'imaginer la ou les scène(s).
L'environnement généralement restitué par ces oeuvres est celui des Trente
Glorieuses, telles qu'elles se survivent ou telle que la mémoire s'efforce de les
restituer. A ce balayage des territoires et de leur histoire plus ou moins récente,
se superpose un libre déplacement au sein d'une géographie artistique qui
irait du nouveau réalisme aux simulacres postmodernes en passant par
l'arte povera. A la proximité induite entre différents types d'activités plus ou
moins remarquables, plus ou moins professionnelles ou artistiques, la vision
d'activités en cessation ou d'espaces à l'abandon fait écho aux doutes et
hésitations du créateur dans son atelier.
L'intuition qui semble conduire Didier Marcel est que le travail de l'art
est toujours une façon de relever, plutôt que de révéler (terme trop entaché
de mystique), un ordre ou une structure dans un univers à portée de la main
et dont il faut détacher un pan plus ou moins large pour en vaincre l'indifférence.
L'artiste s'applique à combler la distance qui nous sépare des choses,
et en vient fréquemment à les reproduire pour mieux en comprendre le sens
et le fonctionnement. Aucun systématisme cependant dans cette approche :
les échelles varient, les objets sont parfois prélevés et réarrangés, les
formes architecturales se présentent le plus souvent sous la forme de
maquettes mais peuvent également être reconstituées à l'identique. On
trouve, par exemple, une cabane en parpaings, recouverte d'un tag, posée
sur une moquette. Cette reconstruction signale la valeur que l'artiste
accorde à cet objet trouvé en même temps qu'elle témoigne d'une certaine
incrédulité envers la photographie. Le réel que pourrait rapporter l'appareil
photo ou le camescope importe moins que la réactualisation d'une situation,
et la présence de la moquette restitue par analogie un peu du choc visuel
éprouvé. La cabane en parpaings est un objet sans caractère propre, fait et
refait n'importe où, et ce qui donne une identité à celui-ci, c'est le tag inactuel
qui ne s'invente pas. La violence de l'effet (parpaings sur moquette) s'estompe
derrière la vivacité du souvenir. A travers paysages de zac et de campagnes,
Didier Marcel joue avec les dimensions, interroge sa position et sa
taille dans un conte banalement merveilleux ou merveilleusement banal,
comme si en lui cohabitaient l'adulte et l'enfant. Le spectateur à sa suite doit
se livrer à des mises au point, des changements de focale, et habiter simultanément
plusieurs corps.
Outre la cabane déjà citée, on trouve aussi dans
Coucher de Soleil, un
ready-made à peine arrangé, en l'occurrence une ancienne machine agricole
nommée andaineuse. L'objet est dans ce cas certainement magnifié mais le
titre, l'ombre sur le mur, et le plan incliné couvert de moquette bleue, nous
renvoient d'abord à la beauté d'un instant. Pour nous « souffler » l'image d'un
coucher de soleil dans un champ sans la représenter ni céder au pittoresque,
il fallait la présence-absence (puisque l'objet est en partie dématérialisé par
la lumière du spot) de cette machine aux roues rayonnantes.
Les outils offrent une première entrée dans cet univers sans figures, et
c'est par une agrafeuse de tapissier refaite en carton badigeonné que
débute officiellement l'oeuvre de Didier Marcel. Cette pièce fragile et un peu
zoomorphe nous retient encore aujourd'hui pour la façon dont l'artiste a su
définir à travers elle une place et une position. Alors que le dessin n'aurait
su valoriser que la pureté de lignes d'une forme dictée par une fonction, que
la photographie aurait donné le sens plein de l'objet, le double imparfait en
revanche suggère ce que peut être cette distance de l'art : moins bien c'est
mieux. On se souvient que l'une des origines du ready-made, c'est précisément
la reconnaissance de la perfection indépassable des objets techniques,
la célèbre hélice d'avion remarquée par
Duchamp devant Léger et
Brancusi. L'agrafeuse de Marcel a valeur artistique dans l'exacte mesure où
elle est d'abord l'instrument d'une prise de conscience, l'inutile outil qui
permet de se saisir des choses sans prétendre avoir prise sur elles.
Les trois bétonnières en plâtre et métal vont élargir le champ social
couvert par ce travail. Sans nier le caractère quasi initiatique de cette pièce,
le fait qu'elle permette de solder les comptes avec le fantôme de Duchamp,
Marcel semble ici vouloir réconcilier l'ingénierie du temps perdu et le bricolage
de grande envergure. Les bétonnières découlent de
la Broyeuse à
chocolat mais comme un détournement de sens plutôt que comme une
variation. A l'évocation du plaisir solitaire du célibataire broyant ses fèves de
cacao, Didier Marcel substitue la réalisation de trois machines-outils associées
à la construction. Trois, c'est déjà une série, une production qui nous prévient
contre le fétichisme de l'objet et même contre une certaine fascination du faire,
les variations entre ces trois modèles originaux étant infimes. A un autre
niveau, on peut y lire un démontage parodique de l'artiste décadent et solipsiste
auquel on oppose le producteur attaché, à travers son art, à témoigner
d'une réalité sociale. Tandis que la broyeuse est promesse d'une petite joie, la
bétonnière se rattache directement au pavillon individuel et permet d'entrevoir
une forme de réussite ou d'accomplissement. La bétonnière, c'est la punition
du travail qui repointe son nez lorsqu'il s'agit d'achever le pavillon où l'on
voudrait goûter au confort et au repos. Boulot et loisir tournent ensemble et
s'incarnent en une fausse triade du (presque) identique. En fabriquant ses
bétonnières, Didier Marcel trouvait un moyen de réfléchir (à) son activité et
de liquider une partie de ses dettes, ce qui n'est pas mince. Il appartiendra
plus tard à
Wim Delvoye de célébrer avec une ironie grinçante la beauté
baroque de la bétonnière.
En privilégiant outils et instruments de travail dans les ready-made qu'il
choisit ou non d'assister, Marcel recrée un lien entre art conceptuel et
constructivisme, entre production artistique, labeur et bricolage maison,
comme si à travers les variations d'échelles et d'espaces, il avait à coeur
d'établir entre des sphères séparées une véritable circulation d'air. Ainsi, en
aménageant une image de nature avec des bûches de bouleau réparties
sur une surface de fourrure synthétique mouchetée, il produit la vision d'un
intérieur qui vacille et laisse apparaître une légère fêlure chez celui qui l'habite.
Le hors-champ de cette installation, ce peut être aussi bien n'importe
quelle aventure romanesque dans un bois enneigé, une façon de se sentir
Russe, que, plus prosaïquement, l'individu lambda qui dans son salon se
prend à rêver à un ordre secret. Le coefficient d'art, est-ce un éloge du jeu
et de la capacité à faire glisser les repères de l'univers domestique ou bien
plus simplement la capacité à voir grand, à voir large avec des moyens
simples ? Lorsque, dans une autre installation, les bouleaux se parent de
manchons en acier inox, l'esthétique du porte-couteau est aux prises, avec
une vision des grands espaces et de la façon dont on les traverse et on les
vit ; ce sentiment de vertige qu'amplifient les spirales des miroirs. C'est un paysage de glace ou une chambre froide, une déco néo-pop et un espace
indéterminé avec des couvertures pour s'y sentir moins seul. La nature
apparaît ici dans ce qu'elle a de moins accueillant, de plus réfractaire à l'individu,
un individu qui de toute façon ne sait plus comment s'y prendre avec
elle. Paysage d'intérieur ou nature aménagée, cela se vaut plus ou moins
dans ce cas. En règle générale, les paysages incomplets de Marcel, ces
espaces où l'action semble suspendue, font ressortir ce que signifie un
cadrage, la façon dont celui-ci taille dans un territoire et fait éprouver dans
le même temps la plénitude et le manque.
Cette double perspective, ou double dérive induite par le paysage aux
bouleaux, peut également s'appliquer à
101,
102,
103,
104. Ce plateau vert
figure aussi bien le trophée d'un individu enfermé dans le souvenir et qui
réaliserait une image de rêves en exhibant une collection de mobylettes
ayant marqué sa vie, que - version plus volontiers suggérée par l'artiste –
l'évocation d'un paradis des amours adolescentes. Le plateau tournant
permet ainsi de surmonter l'interruption brutale de la progression linéaire
(quatre modèles qui épuisent une gamme) et la blessure de ce qui ne
reviendra pas. Les deux niveaux de lecture loin de se gêner ou de se
contredire cohabitent puisque les véhicules-fétiches sont un moyen de
compenser la perte et de faire revivre indéfiniment un moment heureux. L'art
de Didier Marcel éprouve une nouvelle fois ici sa capacité à faire tenir
ensemble platitude et lyrisme. Au récit possible des quatre jeunes gens
partis en forêt avec leur mobylette, s'ajoute le récit de la fabrication de ce
présentoir tournant et qui nous fait projeter sur la figure de l'artiste celle d'un
double déformé : un collectionneur de mobylettes. De même qu'il n'y a pas
très loin de l'aménagement du lieu d'exposition à celui du territoire (en cela
qu'il s'agit de projeter une vision), il n'y a pas très loin de l'artiste releveur
d'indices au collectionneur d'objets qui peine à quitter l'adolescence, pas
très loin non plus entre une création posant les choses avec équilibre et
justesse et le ressassement infini de la même histoire parce que c'était ce
qu'on avait eu de meilleur.
L'installation telle que la pratique Didier Marcel revient à occuper l'espace
comme l'on prend possession d'un nouveau bureau, pour créer des ouvertures
à l'oeil autant qu'à l'imagination. Pour autant, les visions suggérées par
ces arrangements nous entraînent rarement très loin dans l'espace, et guère
plus dans le temps. A revoir les photos des expositions de l'artiste, on est
frappé du nombre de rencontres entre des maquettes d'usines ou de
hangars, des instruments de travail et des espaces semi-industriels réhabilités,
ceux qui servent aujourd'hui souvent à exposer l'art et portent le nom
de leur ancien usage, comme si les espaces s'emboîtaient plutôt qu'ils ne
communiquaient entre eux et qu'on ne savait pas toujours bien quel était le
dedans et quel était le dehors.
A leur manière, les expositions de Didier Marcel documentent aussi le
fait que les espaces consacrés à l'art contemporain s'établissent souvent
dans d'anciens locaux professionnels, et l'activité artistique peut alors éclairer
une part de ses liens avec le monde du travail. En plaçant à proximité une
palette de transport refaite en tôle laquée et une maquette, on ne fait pas
qu'établir une similitude formelle entre une architecture fonctionnaliste et un
objet d'usage (c'est déjà un cliché) mais on nous amène également à considérer
la maquette dans sa littéralité plutôt que comme représentation. En
revanche, lorsqu'il place les maquettes sur des pieds ou des supports tournants
qui évoquent la foire-exposition, l'artiste rend encore plus incertaine la
nature de la circonstance qui nous réunit. S'agit-il d'une exposition d'art, de la
redécouverte d'un patrimoine industriel, ou bien d'une promotion de paysages
industriels ruinés, d'un Hubert Robert de la zone pour néo-romantiques ?
Didier Marcel ne procède pas par allégories ni affirmations péremptoires
mais plutôt par tâtonnements et coups de sonde pour toucher au réel. Ce
qu'il fait, c'est pratiquer des arrêts sur images ou situations, on pourrait dire,
à la limite, qu'il ne s'approprie pas les objets pour montrer ce que peut en
faire un artiste mais qu'il les emprunte pour les mettre en commun. La réalisation
de doubles ou de simulacres traduit moins une prise de distance
qu'une volonté de mieux détacher pour faire ressortir plus nettement la
dimension proprement sculpturale d'une chose ou d'un objet.
(s)cultures est la vision d'un champ de labour détachée jusqu'à l'abstraction
de son inscription en paysage, c'est aussi l'étrange sensation d'une
ascension qui s'apparente d'abord à une chute. On songera bien sûr à
Pascali puisque son champ irrigué se trouve à quelques mètres du lieu de
l'intervention, mais la proximité la plus évidente est avec l'informel, celui
des
matériologies et
texturologies de
Dubuffet, et des
Cretti de Burri. A la
différence de tous ces grands
redresseurs (et l'on pourrait y ajouter
Rauschenberg pour son
Bed), Didier Marcel vise moins à faire passer un
fragment de nature cultivée pour un bloc de culture naturelle, qu'à construire
un champ de forces et d'énergie, à faire saisir les effets d'une puissance
tellurique que seuls quelques rares artistes sont parvenus à approcher par
le geste. La terre se soulève et s'élève et l'installation nous fait passer
subtilement du tellurique au cosmique. Non sans ironie, la pente qui permet
de s'en approcher, est tapissée d'une moquette verte dont le chromatisme
l'apparente davantage au bureau qu'à la prairie. Mais à quoi bon poursuivre
dans le registre des oppositions : travail / art, ville / campagne… ? (s)cultures
de Didier Marcel, fabrique du champ ou champ de fabrique, nous rappelle
que les choses ne peuvent s'éclairer qu'en étant mesurées les unes aux
autres, que la véritable dimension d'une sculpture ou d'un tableau s'éprouve
aussi en arpentant le terrain, et qu'enfin l'exposition s'accomplit par la liberté
qu'elle nous donne de circuler à travers différents espaces et zones sensibles,
de décoller en collant au plus près de la réalité.