Gary Webb ou l'art du
supercalifragilisticoespialidoso
Katya Garcia Anton (p. 35-36)
La manière vertigineuse dont Gary Webb traite le matériel et la composition en couleurs
fait de lui l'un des sculpteurs les plus audacieux de sa génération. La sensation de mutabilité,
d'instabilité et la tension visuelle qu'engendrent ses œuvres provient d'un bagage
hétéroclite de références qui englobent le Pop art, le minimalisme, la sculpture « New
Génération », l'art cinétique et le mouvement Tropicalia. Puiser dans ces sources n'est ni
contradictoire, ni illustratif d'une quelconque démarche de panachage nonchalant de la
part de l'artiste. Cela démontre plutôt la compréhension innée qu'a Webb des causes de
la chute du modernisme et un désir d'élaborer un discours contemporain à partir des
contradictions enfouies dans ses ruines.
La production sculpturale a connu une véritable révolution des deux côtés de l'Atlantique
dans les années 1960. Cela s'est traduit, d'une part, par la fascination pour l'urbanité,
que le Pop art venait d'introduire et, d'autre part, par l'extension aux trois dimensions du
discours pictural. La nouvelle sculpture britannique, celle, par exemple, d'Anthony Caro
et de
Phillip King, s'inspirait de l'avènement des couleurs, des formes et des matériaux
artificiels urbains, ainsi que de la conception de la couleur dans des plans sculpturaux et
de l'élaboration de forts profils linéaires. En effet, l'une des sculptures-clé de Caro fut
décrite par les critiques comme « une peinture sortie de son cadre »
(1). Le minimalisme
américain de la même période a montré des centres d'intérêt semblables. Dan Flavin
plaisantait en privé, en affirmant que ses sculptures seraient mieux décrites comme
« maximalistes », soulignant ainsi leur puissant effet chromatique, par opposition à l'économie
de moyens qui était la sienne
(2). « Il vaut mieux tout considérer comme de la couleur
», disait Donald Judd, dont le jeu avec la surface, la couleur et la réflexion est directement
lié aux espaces et aux surfaces de la ville moderne
(3). Il n'est pas trop exagéré
de voir l' œuvre de Judd comme une extension de la peinture de la vie moderne, entamée
par les impressionnistes, vers son incarnation effective
(4). Dans le passage de la
double à la triple dimensionnalité, auquel nous assistons durant les années 1960, le
matériel devient le référent et, en représentant le monde extérieur, ces nouvelles démarches
artistiques ont ébranlé les fondations même de la doctrine moderniste.
Une fois ce processus conscientisé, on comprend rapidement que cette transition artistique
ressemblait beaucoup à une révolution carnavalesque (un terme bakhtinien qui fait
allusion au bouleversement des hiérarchies). Apparemment, Webb fait fébrilement référence
à ses prédécesseurs, en développant des facettes de la répression moderniste
que la critique a récemment revisitées. Cette démarche carnavalesque est effectivement
une composante vitale du travail actuel de Webb, que ce soit dans les couleurs «
vulgaires » de l'urbanité qu'il emploie pour corrompre et renouveler sa pratique ou dans les
éléments de base de la culture populaire qu'il intègre à son travail. En outre, l'art entretient
actuellement une relation de promiscuité avec le design, la mode et l'architecture, une
situation à laquelle Webb contribue activement. Ainsi, il utilise des textiles brillants des
années 1970 dans
The Creator has a Master Plan, des miroirs dans
Swiss Split, du verre et
du plastique couleur bonbon dans
Mr Miami, de même que des surfaces peintes à l'aérosol
pour carrosserie et des tubes de néon dans
Come Air. Si la révolution esthétique des
années 1960 cherchait son inspiration dans les attraits de l'urbanité, elle était accompagnée
d'un nouveau code chromatique : brillant, scintillant et artificiel.
Si Webb étudie l'excès chromatique de l'urbanité, il va aussi plus loin en explorant la
musique populaire en tant qu'élément définissant l'expérience urbaine d'aujourd'hui. Les lumières clignotantes de discothèque de Muppet Box se font l'écho de « Saturday Night
Fever », succès des Bee Gees dans les années 1970 ; le tube de Kylie Minogue « Can't
get you out of my head », en 2002, est évoqué dans la forme et le titre de
Can't get out
of my head, 2005 ; enfin, dans
Mr Miami, l'artiste diffuse un enregistrement de sa propre
voix, dont l'interprétation syncopée et très abstraite reflète l'aspect de portée musicale de
la sculpture elle-même.
Chez Webb, tout est transformable, au sens visuel ou onomatopéique. Sa démarche
sculpturale se démarque non seulement comme une interprétation picturale de l'expérience
contemporaine, mais exige aussi un champ aussi vaste que possible où elle puisse
opérer. Son travail fait revivre le dialogue entre la peinture et la sculpture en remettant
en question au passage nos idées reçues sur ce qui est possible aujourd'hui lorsqu'on
utilise la couleur, le son, le mouvement et les matériaux de manière tridimensionnelle.
1. Anthony Caro,
Early One Morning,1965.
2. Batchelor, David,
Chromophobia, Reaktion Books, Londres, 2000.
3. Batchelor, David, « Everything as Colour », in
Donald Judd, catalogue d'exposition, Tate, Londres, 2004.
4. Goven, Michael, « Minimal ? », in
Dan Flavin, catalogue d'exposition, Serpentine Gallery, p. 75, Londres, 2001.