les presses du réel

Situations, dérives, détournementsStatuts et usages de la littérature et des arts chez Guy Debord

extrait
Introduction
François Coadou
(p. 15-18)


L'acquisition des archives de Guy Debord par la Bibliothèque nationale de France, en 2011, au titre de Trésor national, marque incontestablement une étape dans la réception de l'œuvre de celui-ci. — Dans sa réception, ou dans sa récupération ? À voir la couverture dans la presse dont bénéficia l'exposition organisée deux ans plus tard, à la BnF, en 2013, par Laurence Le Bras et Emmanuel Guy, il est certes permis de poser la question. N'y avait-il pas un paradoxe à voir ainsi célébré dans les médias le contempteur de la « société du spectacle » ? Tout comme il semblait y en avoir un, à ce qu'entre dans une grande institution étatique celui qui avait refusé sa vie durant jusqu'à l'idée même d'État.
Pourtant, le paradoxe n'était peut-être qu'apparent. Peut-être s'agissait-il d'un ultime détournement de la part de Debord ; d'un ultime mouvement stratégique, quand bien même ce fût post mortem. De fait, au moment même où triomphait partout une certaine image spectaculaire de lui, réduit à quelques anecdotes et à quelques mots d'ordre ou expressions devenus presque des tics de langage (« dépassement de l'art », « société du spectacle »), vidés de tout sens critique, dans ce moment même les conditions se trouvaient également réunies qui permettaient précisément de briser cette image.
Après l'édition des Œuvres par Jean-Louis Rançon, chez Gallimard en collection « Quarto », en 2006, et l'achèvement, en 2010, de la publication de la Correspondance de Debord en 8 volumes chez Fayard, aux bons soins de Patrick Mosconi, sans rien dire du chantier de réédition de documents et d'édition de témoignages sur l'Internationale lettriste et l'Internationale situationniste mené à bien, depuis 1985, par Gérard Berréby et les éditions Allia, la mise à disposition des archives de Guy Debord, et notamment de ses fiches de lecture, permettait en effet d'entreprendre désormais un travail réel sur l'œuvre, par delà la légende noire ou dorée — ce qui dans le fond revenait au même — qui s'était longtemps entretenue autour de lui, par delà les clichés auxquels on entendait commodément la limiter : ces formules vides dont on a parlé plus haut ou, guère mieux, ce « situationnisme » présenté comme une doctrine, comme un système clos de dogmes, intangibles, à prendre en bloc ou à laisser. Processus de déformation, de séparation, de réification et pour tout dire d'annulation qui, d'ailleurs, s'il semblait maintenant triompher, à l'heure de la consécration nationale, n'en était sans doute pas à ses premières passes d'armes : n'était-ce pas lui déjà que Debord s'était efforcé lui-même de combattre, dans des textes comme Panégyrique ou « Cette mauvaise réputation… » ? Or, donc, voilà que par delà cette image spectaculaire qui semblait avoir triomphé, et qui en un sens avait effectivement triomphé, voilà que, la révélant pour n'être en vérité qu'une dépouille propre seulement à affliger ou à rassurer — mais là encore cela revenait au même — ceux qui le voulaient bien, se trouvaient enfin rassemblées, pour la première fois d'une façon si propice, les conditions pour ses récepteurs de reprendre l'œuvre de Debord là où elle s'était arrêtée ; pour la réactiver, d'une manière nécessairement critique puisqu'il n'y pas d'activation possible hors de là, puisque la crise est la forme même de l'activité : ce que Debord avait toujours défendu pour lui et qu'il avait toujours cherché à mettre en œuvre, justement.
Dans le texte qui conclut ce recueil, Patrick Marcolini avance l'hypothèse que le retournement apparent, qui conduit Debord, au cours des années 70, à adopter la position d'artiste ou d'écrivain qu'il avait jusque là refusée, loin d'être l'effet d'une renonciation, serait au contraire celui d'une adaptation stratégique à la situation nouvelle, à savoir au reflux à l'échelle mondiale des mouvements révolutionnaires : adaptation dans le but de poursuivre d'autant mieux la lutte, ou du moins d'en laisser la possibilité, plus tard, à partir de lui, à ceux qui viendraient après lui. Face au triomphe de la société du spectacle, dont les Commentaires sur la société du spectacle, de 1988, soulignent qu'il entraîne (et repose sur) une forme d'annihilation de l'Histoire, il fallait peut-être adopter ce déguisement, pour faire passer à sa faveur, c'est-àdire sous couvert d'art et de littérature, l'essentiel du message, de l'expérience éthique et politique à transmettre. Charge aux lecteurs, à partir de ces indices, du dispositif constitué par cet « art d'écrire », de s'en ressaisir le moment venu. Patrick Marcolini formule ainsi pour finir, et démontre avec l'efficacité qu'on lui connaît, ce qui pourrait tout aussi bien constituer le point de départ de ce livre, ou ce qui en constitue du moins l'arrière-plan et lui donne sa ligne de conduite méthodologique. Dans le droit fil du colloque organisé à la BnF, en 2013, par Laurence Le Bras et Emmanuel Guy, dont les actes viennent de paraître aux éditions de L'Échappée sous le titre : Lire Debord, ces articles, issus d'une journée d'étude organisée par François Coadou et Philippe Sabot à l'Université de Lille, au mois de juin 2016, se proposent en effet de contribuer eux aussi à ouvrir ce cheval de Troie, à opérer cette lecture de l'œuvre de Debord au sens fort et toujours profane, ou critique, du mot lecture : comme une façon de continuer à penser avec, aujourd'hui.
Un biais s'imposait évidemment pour cela : celui de la littérature et de l'art. Non seulement parce qu'ils furent in fine ce refuge qu'on vient d'évoquer, mais parce qu'ils indiquent aussi et surtout une provenance, et permettent de comprendre d'autant mieux le cœur du projet debordien pour ce qu'il est. Dans cette perspective, Vanessa Theodoropoulou rappelle avec à propos à quels courants dans l'art de la première moitié du xxe siècle il convient de rattacher l'œuvre de Debord, et quelle position il prit vis-à-vis de ce qui lui paraissait, dans la seconde moitié du siècle, en être la trahison. Quant aux articles de Philippe Sabot, Pierre Macherey et François Coadou, qui ouvrent ce recueil, il reviennent tour à tour sur trois concepts ou expériences fondamentaux dans cette tentative chez Debord d'envisager l'art et la littérature autrement, comme mode d'existence : ceux de situation, de dérive et de détournement. Les confrontant tantôt à des sources extérieures (Jean-Paul Sartre ou Paul Nougé), tantôt les uns avec les autres pour en montrer l'interdépendance, le système, ils s'attachent — au rebours de leur devenir formules — à en examiner aussi le détail, c'està- dire les variations, les tensions, à en interroger l'intérêt voire les éventuelles limites. Certains textes, sans doute, insisteront plus sur ce qui fait celles-ci à leurs yeux, que n'y insisteront d'autres. On chercherait en vain ici une unanimité qui aurait d'ailleurs quelque chose de louche, ou de « spectaculaire » : conformément au projet qui les réunit, on trouvera entre ces différents textes le jeu libre des points de vue à quoi invite l'œuvre de Debord dans sa complexité, et qui est en même temps le fruit de cette exigence de lecture comme appropriation, ou réappropriation, qui la prend enfin au sérieux dans l'effort qu'elle fut — et qu'elle peut continuer d'alimenter, comme matériau — pour penser et pour vivre.


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