« Mysticisme, kitsch, mauvais goût, infantilisme, historicisme, divertissement – ce sont là quelques étiquettes de l'art officiel d'aujourd'hui. Ce
Zeitgeist recouvre les murs des galeries, musées et collections privées comme le champignon d'une mycose. Je suis pris d'un dégoût à la vue de cette arrogance et de cette bêtise primitives. Pas la moindre trace de grandeur, de clarté, d'architecture, de couleur, de formes maîtrisées. Pas d'utopies, d'espérance, d'obligation, pas d'ouverture à un monde nouveau et meilleur. Je trouve partout des jardins d'enfants pour petits-bourgeois. Ça sent la naphtaline et le chou. La pauvreté en matière d'art envoie une odeur infecte vers le ciel démocratique. Notre liberté, notre bien-être ont accouché de petites souris et étouffé toute grandeur en art. Nulle trace d'un Paul Klee ou d'un Piet Mondrian. Une mentalité de motifs pour tricots domine la scène de l'art. Les grandes pensées et les grandes sensations ont migré vers les universités. Les chercheurs sont les rois d'aujourd'hui. Ils sont porteurs d'espoir. Ils protègent la foi en la force de l'au-delà. En attendant, les artistes jouent avec Mickey. »
Gottfried Honegger (4e de couverture)
Pour un art concret (p. 22-27)
Mon goût pour l'estampe, pour l'image imprimée vient sans aucun
doute pour une large part de ma formation initiale. J'ai commencé par
être graphiste-publicitaire. À l'époque, autour de la seconde guerre
mondiale, le graphisme en Suisse bénéficiait d'un prestige immense.
Les meilleurs artistes, Max Bill et Hans Falk par exemple, s'y
essayaient. Pour nous, faire de la publicité, c'était faire de l'art social.
Imprimer pour moi, ce n'est évidemment pas faire seulement une
reproduction. L'estampe est un art à part entière. Je suis farouchement
contre les artistes qui créent une œuvre et qui, ensuite, la reproduisent
en sérigraphie. La première raison est d'ordre moral. Je refuse de proposer
d'une part, une œuvre, une pièce unique, qui serait pour les riches
et de l'autre, un multiple, une estampe pour les pauvres. La seconde raison
est d'ordre technique. Il y a des choses que vous ne pouvez faire
qu'en estampe. Et c'est ce qui m'intéresse. Et puis, il y a la force du
matériau en face de vous. Je l'écoute, je mets mon oreille sur la pierre.
Une lithographie ou une zincographie, ce n'est pas la même chose. Une
gravure sur cuivre ou sur zinc, ce sont deux histoires différentes. La
matrice, c'est comme un être humain : la même phrase dite à deux personnes
peut prendre deux sens différents. Alors, dans l'atelier, même si
je sais précisément ce que je veux, je me laisse aussi surprendre. Et là,
l'imprimeur est important. Peu à peu, il comprend ce que vous voulez.
J'ai toujours travaillé avec un imprimeur. En Suisse, j'ai beaucoup travaillé
avec François Lafranca et avec l'Atelier Fanal. De ces collaborations
est née une grande connivence. Par exemple, si je veux mettre du
rouge, mon imprimeur sait que mon rouge a toujours un peu de bleu
dedans… Et cette nuance est encore plus nécessaire avec la sérigraphie
qu'avec les autres techniques, parce que la sérigraphie, c'est la femme
nue. Alors le moindre détail change tout. Il y a une sérigraphie que je
regrette. Je l'avais faite pour aider un journal et je leur ai confié le soin
de la faire imprimer : le jaune est parfait mais ce n'est pas mon jaune.
C'est à Paris, après la guerre, que j'ai fait mes premières estampes.
À l'époque, j'essayais sans succès de peindre. Venant du graphisme où
j'avais toujours travaillé avec des machines, j'avais besoin, sans le
savoir, de ce contact. Même aujourd'hui, mes sculptures sont faites
avec des machines. C'est très différent de conduire une voiture ou de
faire de la bicyclette. Votre corps réagit différemment. C'est un de mes
amis graphistes, Jean Picard Ledoux, à qui un jour j'expliquais mes
difficultés, qui m'a orienté vers un imprimeur. Et quel imprimeur !
C'était Fernand Mourlot. C'est lui qui m'a tout appris. La première
chose que j'ai faite chez lui, c'est un recueil de onze lithographies très
figuratives, dans une veine picassienne. Fernand Mourlot a été tellement
enthousiasmé par ma façon de travailler qu'il a téléphoné à son
ami Kaeser, à Lausanne, pour lui demander d'en être l'éditeur. Voilà
comment je suis arrivé à la lithographie, et j'en ai ensuite fait beaucoup.
C'est là que j'ai compris que la lithographie n'est pas un art
mineur, mais qu'une lithographie est aussi noble qu'un bronze.
D'ailleurs, lorsque
Giacometti fait une sculpture et ensuite un tirage en
bronze, c'est une reproduction, non ?
C'est également à Paris et après la guerre, que j'ai eu la chance
extraordinaire d'aller dans l'atelier Lacourière où
Picasso travaillait.
Évidemment, j'étais très impressionné, j'en avais quasiment perdu
l'usage de mes mains ! Et là, quand je l'ai vu travailler, j'ai trouvé que
c'était un monstre. Moi, je gravais doucement ma plaque de cuivre en
m'appliquant pour ne pas faire de taches. Lui, il prenait la plaque, il
mettait sa cendre de cigarette, il touchait, il grattait, avec une brutalité
que je n'aurais pas imaginée. Voilà un artiste qui n'a pas utilisé l'estampe
comme simple moyen de reproduction, mais qui s'y est exprimé
totalement à sa manière, un peu agressive sans doute.
Personnellement, c'est la sérigraphie qui me plaît le plus. En tant
que graphiste, j'ai été un des premiers, dans mon atelier, à faire de la
sérigraphie sur verre. À Paris, j'ai travaillé avec Wilfredo Arcay, qui
avait son atelier rue Boulart. La sérigraphie me convient parfaitement parce que c'est une technique complètement anonyme. Elle n'a pas le
charme de la gravure, de l'aquatinte ou même de la lithographie : vous
n'y trouvez pas l'écriture de la main. En tant que partisan de l'art concret,
je suis de plus en plus contre le charme de l'écriture. J'ai presque une
allergie contre tout ce qui est trop personnel. L'art doit dire : « Nous » et
pas : « Moi ». Je n'aime pas le culte du génie. L'art n'est jamais le résultat
d'un artiste mais celui d'une société. Les pyramides d'Égypte sont
magnifiques et pourtant totalement anonymes. Je ne supporte plus les
« mystères » de la création. L'art est une chose pure et dure. Quand
Dürer a commencé ses études, il a étudié la perspective. Ça n'a rien à
voir avec la sensibilité personnelle. L'art, pour moi, devient de plus en
plus une question de formes et de couleurs, comme dans la musique.
La musique de Vivaldi ou de Bach est une mathématique, sans aucune
émotion. L'émotion vient de l'interprète ou, encore mieux, de celui qui
écoute. Je ne mets aucun sentiment dans une sérigraphie. Seules
comptent la forme et la couleur. Et c'est à vous de dire ensuite si c'est
beau et ce que cela évoque pour vous. Si je concevais à la fois la matière,
la couleur, les formes et les sentiments, je n'aurais plus besoin de spectateur.
Matisse a dit : « Regarder est un acte créatif. » Et du coup, l'art
nous dit quelque chose sur les regardeurs. Je dis toujours que l'œuvre
devient de l'art lorsqu'elle quitte l'atelier, quand elle est accrochée, par
exemple, aux cimaises d'un musée. À ce moment-là, « ça » devient de
l'art parce que c'est désigné comme tel. J'ai lu, il n'y a pas longtemps,
un passionnant petit livre qui montre combien d'œuvres d'art dans
l'histoire des Grecs, des Égyptiens ont disparu parce qu'il n'y avait personne
pour déclarer : « C'est de l'art. »
Concernant l'estampe, se pose d'emblée la question du nombre
d'exemplaires. Ce n'est pas la technique, sauf exception, qui limite le
tirage, puisqu'à l'origine, les estampes étaient tirées à des milliers
d'exemplaires. Seulement à l'époque, une estampe n'était pas considérée
comme une œuvre d'art, mais comme un moyen de diffuser une information.
On me dit souvent que tirer une planche à cent exemplaires, c'est trop et que cela diminue la valeur de l'œuvre. Effectivement, cela
diminue sa valeur symbolique. Conserver une œuvre unique est extrêmement
valorisant en terme d'image. Si je vois chez un ami une œuvre
que je n'ai jamais vue ailleurs, je vais spontanément l'attacher à cet
ami. En revanche, si tous mes amis ont le même
Vasarely, l'œuvre
n'apporte plus rien en terme d'identité. Je pense qu'il faut donc éviter
les grands tirages, non pas pour des raisons mercantiles, mais pour
que chacun puisse choisir et se reconnaître dans une œuvre.
C'est cependant cette propriété de multiple qui me paraît fonder la
modernité de l'estampe. Nous vivons entourés d'objets qui, tous, existent
à des milliers d'exemplaires. L'objet fait main, c'est révolu. Les
cordonniers ne font plus de chaussures, ils les réparent. Les chaussures
sont faites par des machines, dans de grandes entreprises.
Chaque modèle existe à quarante mille exemplaires. Nous sommes
entrés dans une société industrialisée qui vit avec la série d'une chose.
Et notre cerveau est adapté à l'anonymat d'un objet… Il faut ouvrir les
yeux pour voir la beauté d'aujourd'hui. Et nous devons enfin avoir le
courage de reconnaître qu'une chaise produite à dix mille exemplaires
est un chef-d'œuvre au même titre qu'une chaise Louis XIV. À l'espace
d'Art Concret de Mouans-Sartoux, nous ne faisons pas de distinction
entre les arts appliqués et les Beaux-Arts. Art ou pas art ? C'est ça la
question. De même, nous ne faisons pas de distinction entre un tableau
et une sérigraphie. Art, un point c'est tout. Pour moi, la sérigraphie,
parce qu'elle est vraiment l'image de notre société, est beaucoup plus
moderne que la peinture à l'huile.
L'estampe a été le moyen pour moi de me livrer à quantité d'expériences.
À partir des années cinquante, j'ai travaillé à la fondation
Litho-Bude à Zurich, avec l'imprimeur Émile Mathieu. J'obtenais, avec
de l'encre lithographique et de l'essence de térébenthine, des formes
complètement aléatoires et mystérieuses. J'ai également eu recours,
très tôt, à l'ordinateur. Pour réaliser des lignes très nettes d'un demimillimètre,
j'ai fait appel à un graveur de plaques professionnelles qui travaillait avec un ordinateur. La machine a tracé une ligne dans la
plaque, ensuite nous avons imprimé de façon classique en utilisant un
papier mou pour obtenir du relief. Ni la gravure, ni la sérigraphie ne
permettent d'obtenir une telle précision. J'ai également utilisé des
systèmes aléatoires. À Zurich, j'étais entouré d'artistes qui travaillaient
avec des systèmes déterminés, par exemple Max Bill, Richard Paul
Lohse, Joseph Albers. Très vite, je me suis ennuyé parce que le résultat
était connu d'avance. La lecture du livre de Jacques Monod :
Le Hasard et la Nécessité puis la rencontre avec le musicien Pierre
Barbeau ont été déterminantes pour moi. J'ai compris alors que l'aléatoire
devait être combiné avec un programme. Avec un mathématicien,
j'ai créé des dessins sur ordinateur. C'était vraiment beau. Le hasard
est la matière créative de la nature. Et parmi toutes les possibilités,
c'est ensuite la nécessité qui va permettre de sélectionner. J'étais allé si
loin dans l'utilisation de l'aléatoire que j'avais un dé en permanence
dans ma poche. C'était pour moi le meilleur moyen de ne pas m'enfermer
dans des préjugés, d'échapper à des habitudes instaurées depuis
des années… Et ainsi, j'ai lu des livres, j'ai écouté de la musique, je me
suis dirigé dans la rue et j'ai redécouvert mon quartier. Mais avant de
lancer le dé, il est essentiel de faire un programme. Ensuite, vous avez
toujours la possibilité de refuser la décision du dé. Mais vous avez
accepté que quelque chose d'imprévu arrive. Pour faire une œuvre
aléatoire, vous devez d'abord faire une grille et un programme qui vous
propose différents choix : un cercle, une ligne ou rien. Vous exécutez
alors le programme pour chacune des cases. À la fin, vous obtenez une
structure aléatoire pour un programme donné. Si l'œuvre obtenue ne
vous satisfait pas, vous changez votre programme et non pas l'œuvre.
Mais voyez-vous, c'est quelque chose que je peux faire par téléphone.
Le plus beau compliment qu'on pourrait me faire en regardant une
de mes œuvres serait de me dire : « Tu as compris ton époque et tu as
vécu avec ton temps. » Je suis un homme totalement pris par la politique,
pas au sens partisan du terme mais dans le sens de changer notre société. Et l'art est un moyen pour cela. Si à un moment, j'ai été
convaincu qu'il fallait faire de l'art politique – c'est la période où j'ai été
le plus proche de
Picasso –, j'ai compris qu'à vouloir porter un message,
l'art devenait de la publicité et donc un mensonge. De toute
façon, le contenu de l'œuvre est très vite oublié. Si vous regardez, par
exemple, une tête romaine en marbre, vous êtes séduit par la beauté
des lignes. Et pourtant, ce visage était peut-être celui d'un tyran. Mais
finalement, Baudelaire l'a dit, ce qui compte dans l'art, c'est la forme.
C'est ce qui, en définitive, m'a amené vers l'abstraction géométrique et
vers ce paradoxe, peut-être, de vouloir avec un art dit « difficile » toucher
le plus grand nombre. Pour ne pas être seulement quelqu'un qui
fait de grandes phrases, j'ai commencé, il y a dix ans, la collection de
l'Espace de l'Art Concret. Si sur l'ensemble des personnes qui viennent
chaque année, 1 % peut-être change, j'ai gagné… Donnez-moi encore
deux semaines et je change le monde.
1999