Avant-propos
(p. 9-10)
Un flou. Artistique, certes. Mais un flou, tout de même. Voilà ce à quoi, aujourd'hui, l'universitaire, le chercheur, le conservateur et, plus généralement, le lecteur et le spectateur se heurtent dès lors qu'il s'agit d'appréhender les rapports ayant uni Antoine Bourdelle (1861-1929) et Alberto Giacometti (1901-1966). Les incertitudes exégétiques et les mythologies esthétiques ont en effet rendu trouble, voire opaque, une relation originale, sinon féconde, dont le temps et l'étude – nous en formons le voeu – peuvent désormais dissiper les nuages et les malentendus.
On a beaucoup dit et écrit sur Bourdelle et Giacometti. Mais la glose a souvent envisagé ces artistes de manière dissociée, sans que l'un ne soit jamais réellement lié à l'autre, comme si seule l'étanchéité de leurs vies et de leurs pratiques avaient assuré à celles-ci une forme d'unité irréfragable et indissoluble. Par ce livre, il s'agira donc moins de relever, au coeur d'un corpus foisonnant, les nombreux silences comme les fréquentes erreurs – les premiers permettant souvent de masquer les secondes –, que de dresser un état des lieux des sources disponibles, quoique lacunaires, afin d'endiguer l'inflation d'un malentendu.
Mettre-aux-points, comme dit le sculpteur, c'est affronter le bloc pour qu'advienne la forme, c'est approcher la matière pour qu'affleure enfin le sens. Mettre au point, comme le dit le savant, c'est dissiper le flou. Ce flou que, sans conteste, entretiennent depuis longtemps des formules irrésolues, à l'image de la locution réservée par les manuels et les catalogues aux années qui virent Bourdelle et Giacometti marcher côte à côte, peut-être main dans la main : « [Alberto Giacometti] fréquente jusqu'en 1925 l'Académie de la Grande Chaumière, dans la classe de Bourdelle
(9). »
Parce qu'elle est aussi lapidaire que sibylline, cette mention est significative. Par « fréquentation », indique-t-on une pratique intermittente, badine, voire oiseuse ? Par « classe », désigne-t-on une réalité topographique, une phalange esthétique ? S'agit-il de la gent industrieuse ou de la pièce pédagogique ? Car il en va de la classe comme de l'atelier : ses acceptions sont nombreuses et l'indétermination est souveraine. Du reste, l'artiste suisse, tantôt ingrat, tantôt indolent, a souvent évoqué, pour mieux la réprouver, sa « fréquentation » de « la classe de Bourdelle ». L'indistinction, pour que planent le doute et le sens ?
À accueillir puis à reprendre aveuglément les allégations de Giacometti, le lecteur et le regardeur mésestiment les sortilèges de la fable, oublient presque que l'artiste peut mentir ou tromper, se mentir ou se tromper. Ce livre entend donc mettre(-) au(x-) point(s) afin de ne pas superposer le
dire et le
dire vrai, le témoignage et la preuve. À la lumière de nouvelles sources, il entend faire enfin parler – les images, les oeuvres et les faits. Il désire réévaluer une ascendance esthétique et relire plus attentivement les lignes de ce qui ressemble non pas à un mensonge, ni même à une falsification, mais à un magnifique désaveu.
9. C'est, parmi tant d'autres, la formule consacrée dans l'édition des
Écrits de Giacometti