Préface
(p. 7-8)
Ce livre prétend parler de moi. Il insiste pour parler de moi. Il me
fait parler contre ma volonté. Il a décidé d'être ma conscience en
se servant d'un système inconscient. Toute référence me
concernant est absolument fortuite, tout comme est fortuite la
référence à des personnes qui auraient dû m'entourer ou à des
faits qui auraient dû m'arriver. Ce livre a été construit avec des
mémoires et des souvenirs que moi-même j'avais oubliés. Un livre
plein d'erreurs qui, par un pur hasard, se révèlent exactes. Je
pouvais en empêcher la publication. Je pourrais poursuivre son
auteur.
J'ai décidé au contraire d'interdire sa non-publication et de me
faire accuser par son auteur. Car si ce livre existe, c'est de ma faute
puisque j'existe. Si je n'existais pas ce livre n'aurait pas lieu d'être.
Si je ne voulais pas un livre sur moi, j'aurais dû y penser avant.
L'auteur est une de mes victimes que j'ai obligé à me connaître.
Le tort c'est moi qui le lui ai causé. Gare à mettre en doute ce qu'il
dit, mais attention à croire à une seule parole de ce qu'il a écrit.
Ce livre démontre que la vérité est fausse et que les mensonges ont les jambes tordues. Saint Mensonge, le saint qui porte un plat avec dessus deux couillons. Moi et l'auteur.
Bonne lecture
Maurizio Cattelan
Introduction
(extrait, p. 9-11)
Je rêve ou suis-je vanné ? Je rêve ou suis-je léger ? Je rêve ou suis-je
fêlé ? Je rêve ou suis-je râpé ? Je rêve ou suis-je affligé ? Je rêve
où suis-je égaré ? Exact, égaré. Maurizio Cattelan a vécu avec le
cauchemar, bien plus que le rêve, d'être égaré, de disparaître, d'être
oublié, de finir dans le néant d'où il est venu. Cattelan a vécu avec
la terreur d'être aspiré par la vidange de la machine à laver qui
jetait de l'eau chaude et sale dans la bassine où, enfant, il prenait
son bain une fois par semaine. Peur d'être perdu, peur de se
perdre, peur de perdre. Une bien mauvaise façon de vivre pour
un des artistes italiens entré de plein droit dans l'histoire de l'art.
Personne ne pourra lui enlever ce recoin ou cette mansarde qu'il
s'est gagnée. Le temps décidera du nombre de mètres carrés qui
lui seront attribués dans quelques siècles, mais il lui a été
garanti un minimum d'espace indispensable pour être considéré
comme un des artistes qui ont fait un pan de la longue histoire
de cet art, art qui depuis des millénaires menace de sombrer et
ne sombre jamais ; plus encore, il s'est octroyé de droit cet espace,
sans même le demander.
Pourquoi a-t-il alors une telle peur de disparaître et de se perdre,
personne ne le sait vraiment. Ce livre se veut donc une enquête
au-dessus de tout soupçon sur l'artiste. Une autobiographie non
autorisée, mais racontée à l'auteur de ces lignes au cours des
nombreuses années de fréquentation assidue un peu ici, un peu
là. Où ici c'est New York et là c'est l'Italie. Un récit qui souvent
ne cadre pas car il tourne autour des choses comme un cercle,
évite de raconter le vrai, mais s'arrête également au seuil du faux.
Cattelan comme un Pinocchio contemporain et moi comme un
pauvre Geppetto contraint à écouter une infinité de sornettes et
de demi vérités pour enfin extraire ces rares, sérieuses et vraies
petites choses que finalement cet artiste parvient à raconter.
Maurizio Cattelan est une légende, plus que métropolitaine, à la
façon de la moka napolitaine. A première vue, rien ne semble
changé dans sa vie, du petit déjeuner avec la tranche de pain
trempée dans le café au lait à son habillement, en tout point
identique à celui de l'époque où il traînait dans les rues de Padoue
et ensuite de Forlì. Et pourtant, à bien y regarder, tout a changé,
car si auparavant cette marionnette humaine n'avait rien à perdre
et n'avait donc aucune peur de se perdre, aujourd'hui, alors qu'il
est devenu un gagnant, ayant touché le gros lot à la table de la
chance, les choses qu'il fait et qu'il dit sont calibrées, pesées et
mesurées au cas où quelqu'un écouterait et voudrait répéter,
dégoiser ou, comme moi, raconter.
Mon récit est par conséquent le récit que Cattelan m'a raconté,
avec l'espoir que les trous de mémoire puissent être comblés par
des souvenirs plus respectables et plus enjolivés. Ce que vous allez
lire est donc une biographie dont l'artiste lui-même est le
biographe, mais aussi un récit amplifié par le ouï dire ou par ce qui nous a été rapporté mais non vérifié. La conscience de
Cattelan, qui, comme vous l'aurez compris, s'est inspirée avec une
totale absence de modestie de la
Conscience de Zeno d'Italo Svevo,
sera une
Biofiction, comme disent les Anglo-saxons ou, comme
disait mon pauvre oncle, une biographie fictionnelle dans laquelle
le vrai et le faux jouent au ping-pong sur la table de la vie ou mieux
encore sur la table d'une vie, celle de Maurizio Cattelan où le filet
est installé sur le 21 septembre 2010, soit le jour de son cinquantième
anniversaire et celui au cours duquel son gros doigt a
envoyé au diable d'un seul coup les râleurs et les voleurs du Bel
Paese
(1).
(...)
1. N. du T. : L'expression Bel Paese, littéralement « Beau Pays » désigne l'Italie par
antonomase.