La Biennale de Lyon, transmission
Thierry Raspail
(extrait, p. 11-12)
A 19 heures précises, le 31 décembre 2011, nous avons clos la 11e Biennale de Lyon.
A son sujet j'avais écris en ouverture : « l'exposition trace un chemin à travers des
étendues multiples, les œuvres, qui émanent d'une quantité inépuisable de causes ».
C'est vrai de toutes les expositions ! Ce qui m'intéressait c'était moins les « causes
inépuisables » que les conséquences multiples de leur association, c'est-à-dire la
nature du chemin tracé. Pour peu que nous substituions aux œuvres les
faits et les
mots, la phrase se convertit naturellement et vaut alors pour l'
histoire tout entière
comme pour la
littérature. Certes nous changeons d'échelle mais il apparaît évident
que, de Hérodote à
Carlo Ginzburg (par exemple), l'histoire trace un chemin à travers
des étendues multiples, les faits, qui émanent de quantités inépuisables de causes. Et
c'est encore vrai pour les
mots de la littérature. Mais là encore, c'est le chemin tracé qui
compte. Cet exemple a pour principale vertu de pointer le principe de convergence
qui régit le mot, le fait, et l'œuvre. La proximité entre la littérature et l'histoire, et ce
dès l'invention de l'une et de l'autre, a été très largement discutée. Dans un célèbre
passage de sa « Poétique » Aristote déjà, n'écrit-il pas, qu'il prend fait et cause pour la
poésie car elle raconte ce qui
pourrait se passer contre l'histoire qui, elle, se contente
de rapporter les
faits passés (1) ? Aujourd'hui le territoire de l'historien n'échappe pas à
l'opposition entre vérité et fiction : les fictionistes dont Hayden White est le leader, et
pour qui tout tient dans l'écriture, empruntent le fascinant chemin de la fiction tandis
que les réalistes, à l'image de
Carlo Ginzburg, pensent que « l'avoir eu lieu » l'emporte
sur le verbe. L'appartenance de l'œuvre à ce double régime n'est guère contestable.
Nous considérons que l'exposition est l'écriture de l'œuvre, ce que n'est pas l'histoire
de l'art, qui, elle, est une mise en mots de faits. Cependant le phénomène de la
modernité revendiquant l'autonomie en toute chose a tenté de faire de l'œuvre sa
propre fin, ce qu'elle est partiellement, tout comme le sont le mot et le fait d'ailleurs,
mais
partiellement seulement. Ce qui nous intéresse dans cette autonomie relative,
c'est la part de vérité et de fiction, d'indicatif et de conditionnel tout ensemble, qu'elle
produit. Je nomme cela l'indice de
réel. Avec la Biennale, cet indice commence très
modestement par un mot qui inaugure puis structure le dialogue que j'entretiens avec
les commissaires que j'invite, et qui problématise autant l'art que le réel (appelons
cela comme ça pour faire vite). Ce mot est toujours vaste, je le donne pour 3 biennales
et il créé comme un fil rouge entre elles. C'est un minuscule début de convergence
voué à trois interprétations successives. Depuis 2009 et jusqu'en 2013 nous déclinons
le mot « transmission ». Il fait suite à « histoire » (1991-1995), à « global » (1997-2001) et à « temporalité » (2003-2007). Ces mot sont aussi banals qu'hégémoniques et ils
exigent que l'on éclaircisse leur implicite. Mais ils sont pleins de tous les faits, de tous
les mots, et de toutes les pensées qui les instruisent sans que jamais ils ne soient
questionnés. Ils ont un caractère d'évidence, c'est ce que nous interrogeons.
« Transmission » a été interprété une première fois par Hou Hanru en 2009 et
s'intitulait « Le Spectacle du quotidien » (cf
Tome 1, 2009 –
Tome 2, 2010) ; il a été
interprété une seconde fois par Victoria Noorthoorn en 2011 et s'intitulait « Une
Terrible Beauté est Née » (ce qui fait l'objet du présent ouvrage,
Tome 1, 2011 – Tome 2,
2012). Il le sera une troisième fois en 2013. J'en ai confié l'interprétation à Gunnar
Kvaran, directeur du Astrup Fearnley Museet d' Oslo. Son interprétation ne porte
encore aucun titre à l'heure où nous écrivons, mais elle s'intéresse au récit pictural, et
particulièrement à sa structure narrative.
Mais la Biennale de Lyon n'est pas une rhétorique
sur ou
de l'exposition. Elle
n'appartient pas à « l'educational turn », ce tournant éducatif qui, en notre époque
post-média, fait de la théorie une œuvre, de la dispersion un projet, ou encore, du
projet curatorial un art. Elle n'appartient pas non plus à l'ancienne réflexivité
structuraliste qui en ferait une pure forme discursive dans laquelle le discours et la
théorie l'emporteraient sur la présence (présence de l'œuvre, de « l'aura »
(W. Benjamin), et n'ayons pas peur des mots, l'emporterait sur « l'enchantement » voir
sur la « révélation », autant de termes tabous en art qu'il ne faut pourtant pas réserver
exclusivement aux religions, aux croyances et autres soumissions).
Concevoir l'exposition comme
indice de réel ce n'est pas d'abord interroger sa forme,
mais c'est guetter ses conséquences et ses effets sur les regards qui la traversent. C'est
pourquoi, la Biennale n'est pas qu'une exposition close, achevée à l'instant de son
ouverture, aussi importante qu'en soit l'écriture ; mais elle est un ensemble de trois
plates-formes, dont l'exposition elle même, qui avec Veduta et Résonance, place la
réflexivité des faits, des œuvres et des mots au cœur du projet ; et dont l'
exposé est le
principe.
(...)
1 Dans «
Aristote et l'histoire, encore une fois »,
Carlo Ginzburg démontre que le terme
historia qu'emploie
Aristote n'est pas aussi proche que cela du terme
histoire tel que nous l'employons aujourd'hui (C.
Ginzburg,
Rapport de force, Gallimard / Le Seuil, Paris 2003, p. 43-56). Cela dit l'expression que nous citons
ici est empruntée à l'historiographie, et elle a le mérite d'être claire à défaut d'être tout à fait exacte, c'est
pourquoi nous la conservons à titre de démonstration.