extrait
La vie ! La vie ! La vie !
Économie libidinale, mode d'emploi
Pascal Beausse
Laurent Faulon se livre à un dépeçage méthodique – au sens symbolique,
bien sûr – de l'être humain civilisé. Le théâtre libidinal, sur la scène duquel
les rituels du social se jouent, est l'emplacement de son travail. Spectateur
de l'une de ses actions ou témoin de l'une de ses situations, vous êtes pris
du sentiment troublant de l'accoutumance. Vous reconnaissez les lieux,
les objets, les images… Vous les reconnaissez tellement bien que leur présence
déplacée vous trouble : quelle familiarité ! Votre vie s'est constituée
en compagnie de toutes ces choses muettes. Sans même y penser, vous les
avez intégrées dans votre environnement. Tous les éléments matériels utilisés
par l'artiste proviennent du fatras qui constitue votre vie même ;
cet amoncellement de choses qui vous entourent, dont votre corps se pare
et se remplit. Toutes ces choses agglutinées autour de votre corps, qui
viennent s'agréger à la surface de votre peau jusqu'à vous pénétrer par tous
les orifices pour irriguer vos organes, et dont vous ne semblez pas pouvoir
vous séparer. À dire vrai, puisqu'il vous faut bien l'avouer, vous ne sauriez
pas vous défaire de la compagnie pourtant étrange de ces objets de consommation
courante, ces machines diaboliquement animées qui entravent
votre vie en vous donnant le sentiment absolument fallacieux de la liberté.
Tous ces fétiches que la civilisation invente pour rassurer l'être humain face
à sa finitude. Toutes ces possessions que la famille suicidaire
décrite par
Michael Haneke dans son film Le septième continent (1989) va méthodiquement
détruire avant de se donner collectivement la mort. Pour disparaître
en ne laissant aucune trace. Pour nier la valeur des choses matérielles –
jusqu'à l'argent jeté aux chiottes, tabou absolu. Ultime revanche contre le
consumérisme avant l'anéantissement nihiliste. La mort ne les libérera pas.
L'artiste n'est pas un chaman ; il ne vous soulagera pas de ce sentiment
désagréable d'être durablement soumis à l'ordre économique et social.
L'artiste n'est pas un moraliste ; il ne vous indiquera pas comment bien penser.
L'artiste est un catalyseur des angoisses qui vous relient au cauchemar
collectif. Il fait tout remonter à la surface. Avec très peu d'éléments, judicieusement
disposés dans l'espace, il vous convie à une expérience perturbante
et pourtant jamais traumatique. Vous reconnaîtrez beaucoup de ce
que vous auriez pu vivre vous-même.
Laurent Faulon privilégie les lieux abandonnés, les ruines dévastées, les
bâtiments en chantier, les espaces désacralisés, pour inviter ses spectateurs à une déambulation exploratoire, à la rencontre de situations étranges. Le malaise vient de l'accouplement et de la mise en mouvement des choses. Paysage de fantaisie. Des saucisses vibrantes sortent de matelas. Vieux matelas
tachés, posés au sol. Éventrés. Champignons poussant dans la moisissure.
Phallus évoquant de terribles prises de pouvoir. Toutes les figures d'autorité
sont ici convoquées pour subir en retour l'indignité de leur prétentionà prendre le contrôle des vies.
(...)