extrait
(p. 24-30)
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Je vous parle maintenant
de Paul Cézanne, lui, ce n'est pas sur le chemin
de Damas qu'il trouve l'illumination, mais bien
dans la boutique du Père Tanguy, c'est un peu la
« crèche de l'art moderne ». On l'imagine, le petit
Père Tanguy, c'est saint Joseph avec de la paille
dans les sabots, et Cézanne a son credo : faire de
l'impressionnisme un art solide comme celui des
musées. Pour atteindre son objectif, une méthode :
faire du Poussin sur nature en traitant tout par le
cylindre et la sphère.
Là, je dois énoncer une remarque qui
n'est pas sans conséquence. C'est un véritable
contresens que d'envisager Poussin sous cet angle
géométrique.
Un des désirs de Poussin, c'est de donner à la
peinture le poids spécifique de la sculpture.
C'est une histoire de densité, de profondeur, pas
de forme. Chez Poussin, le volume se dégage
toujours de l'ombre. Il n'y a qu'à voir ses dessins.
D'où tout le mal qu'il se donne pour composer
avec ces petites figurines. Mais pour les deux
évêques, Pablo et Georges, les cubes et les cylindres sont pain
béni. Picasso dira de Cézanne : « C'est notre mère
bien-aimée. »
Maintenant, si vous le voulez bien, transportons
notre pensée voici quelques mois, pour le
temps, et, pour ce qui est de l'espace, vous vous
retrouverez avec moi dans ma cuisine en train de
laver mon bol. Laver mon bol, balayer devant ma porte, c'est là mon ordinaire, et j'écoute
les informations à la radio ; brusquement voilà le
président du Salon des Indépendants qui parle. Il
nous dit : « Nous avons fait une chose épatante cette
année, nous expliquons l'art moderne en 80 tableaux,
on comprend tout », et il ajoute : « mais il y a une chose
très curieuse, c'est que si l'on en enlève un, on ne comprend plus rien du tout. »
Évidemment je le comprends, le brave
homme. Les licences des uns autorisant celles
des autres, que l'on en enlève une et tout est par
terre. Et moi maintenant je demande : si on tire la
carpette sous les pattes de Cézanne qu'est-ce qui
se passe ?
En vérité, la peinture n'a rien à voir avec les catalogues des formes raisonnées, mais
bien à témoigner de l'esprit pour l'esprit.
(...)