Préface
(p. 5-7)
Le projet
Suspended spaces est une articulation organique qui se construit à partir de
rencontres et s'inscrit délibérément dans une expérience collective en construction, où le
déplacement est un outil essentiel.
La première phase du projet
Suspended spaces a commencé en 2007 à Chypre. Elle nous
a conduit plus particulièrement à nous intéresser à la zone tampon qui divise l'île en deux
et à la partie fantôme de la ville de Famagusta, cité balnéaire moderne vidée de ses
habitants depuis 1974. À partir de résidences, nous avons produit une trentaine d'œuvres,
réalisé des expositions, organisé des rencontres, projections, colloques, et publié un livre,
Suspended spaces#1 (publié par Blackjack éditions, 2010, en deux versions, l'un anglaise,
l'autre française) qui rend compte de ces diverses formes d'expériences.
Aujourd'hui, le projet va vers d'autres horizons, d'autres territoires : au Liban. Beyrouth est
à quelques kilomètres de Famagusta, sur l'autre rive de la Méditerranée ; les récits qui nous
ont été rapportés lors de nos séjours chypriotes nous ont convaincus de faire la traversée.
Le projet
Suspended spaces, dans sa forme comme dans son contenu, définit ses priorités
en fonction de son évolution collective et des échanges qu'il nourrit. À cette fin, nous avons
organisé deux journées d'études à Rennes et Amiens. À l'occasion d'un symposium au Liban
(trois jours d'échanges à l'invitation du Beirut Art Center), une résidence d'une dizaine
de jours a été mise en place entre Tripoli, Beyrouth et Saïda. L'essentiel des contributions
de ce livre est issu de ces trois moments d'échanges.
En préambule, on trouvera quelques informations concernant le projet lui-même. En effet,
il nous est maintenant possible et nécessaire de détailler le collectif
Suspended spaces
dans ses ramifications et sa configuration organique, et surtout d'affirmer nos positions qui
se sont peu à peu affinées. Nous nous sommes amusés à emprunter la forme du manifeste,
qui fonctionne pour nous comme une plateforme commune permettant d'ancrer et de
revendiquer la cohérence esthétique et éthique de nos initiatives.
Le déplacement de Chypre vers le Liban est ponctué de ces lieux que nous baptisons
« suspended spaces », dont les caractéristiques formelles et historiques sont particulièrement
éclairées par le texte de Françoise Parfait qui ouvre le livre.
Pour aider à la compréhension du contexte politique et artistique libanais, ouvrir des
pistes, donner des outils de réflexions, des textes ont par ailleurs été commandés.
Il s'agissait en premier lieu de donner la parole à Jad Tabet, qui nous a appris l'existence
d'un vaste site inachevé conçu par Oscar Niemeyer à Tripoli, au nord du Liban. La déambulation
dans cette spectaculaire réalisation architecturale paradoxalement entretenue
et abandonnée, fut par la suite un moment fort de notre résidence libanaise.
Il nous a semblé également important de demander à Stefanie Baumann de revenir
sur l'émergence d'une génération d'artistes libanais, devenue aujourd'hui incontournable
dans le champ artistique mondial, en insistant sur le contexte politique et médiatique
de l'époque.
Ponctuant cette suite libanaise,
Seloua Luste Boulbina rapproche la question de la suspension,
comme posture ou étape de la recherche philosophique, de celle de l'hospitalité,
ouverte par le déplacement en terre étrangère, celui du projet vers le Liban en particulier
et celui de la relation entre l'invité et l'hôte en général.
Parmi les différentes réflexions qui ont été engagées dans la première étape du projet,
la question du rôle de l'artiste a été récurrente. Le deuxième chapitre du livre revient sur
ces confrontations de l'artiste au réel, à l'Histoire, au territoire, qui reposent sur l'hypothèse
d'une singularité du regard artistique.
Jacinto Lageira ouvre frontalement la question du rôle de l'art en interrogeant sa capacité
réparatrice lorsqu'il prend pour objet des blessures de l'Histoire. Si la question est d'abord
envisagée avec la mise à distance du sujet propre à la réflexion philosophique, elle
s'enrichit dans une deuxième partie d'une inscription de la pensée dans le contexte
autobiographique de l'auteur, le Portugal et ses guerres coloniales.
Ce rapport à l'Histoire a fait l'objet de nombreuses discussions parmi les divers protagonistes
de notre projet ; certains débats ont été ouverts dans le premier livre
Suspended spaces #1,
Eric Valette s'attache à répondre à l'un d'eux, concernant la question de la connaissance
nécessaire à, ou produite par, l'approche artistique d'une situation sensible.
En contrepoint, Denis Briand revient sur un exemple artistique précis, celui d'
Avi Mograbi,
considéré comme une étude de cas. La position de l'artiste israélien, inscrite dans un
territoire limite (zones frontières, check points) et des positions engagées, propose un
exemple de démarche artistique forte qui prend place à la croisée des approches sociales,
politiques et esthétiques.
Artiste,
Valérie Jouve témoigne d'une des formes de la recherche artistique, où l'expérience
sensible, rapportée ici par la photographie, entre en relation avec des connaissances issues
d'autres champs de recherche, comme le texte historique d'
Edward Saïd,
L'Orientalisme.
La réflexion développée depuis l'étape chypriote s'est ouverte sur la question du modernisme
et de ses échecs, dont divers espaces en suspens envisagés apparaissent comme
des symptômes. Les adaptations, appropriations, réappropriations des formes et des
concepts modernistes déplacés dans le temps et l'espace géographique semblent se
placer au cœur de l'évolution théorique du projet
Suspended spaces.
Observateur du devenir des idéaux modernistes exportés par l'Europe en Afrique,
Kader Attia développe, dans ses œuvres et dans ses réflexions, un point de vue original sur les
échanges multiples qui concourent à produire et à vivre l'architecture. Les notions de
réparation et de réappropriation sont centrales dans sa recherche.
Tout comme
Kader Attia, Christophe Viart n'envisage pas l'échec moderne comme objet de
nostalgie ou comme nécessité de faire table rase, mais plutôt comme un héritage susceptible
de susciter des regards poétiques et des gestes artistiques forts, jusque dans ses
formes les plus abimées (les grands ensembles).
Sur un autre continent et dans une autre économie, Marion Hohlfeldt rappelle l'existence
d'échecs économiques modernes produisant eux aussi des espaces en suspens, comme la
ville de Détroit aux États-Unis, en pleine implosion depuis la crise de l'industrie automobile.
Pour ouvrir plutôt que conclure cette suite de réflexions, Charlène Dinhut propose une
tentative de définition de la notion de suspend/suspens associée à l'espace, offrant nous
l'espérons de possibles occurrences dans la production artistique passée et à venir.
Le projet
Suspended spaces réunit des chercheurs, dont les artistes, qui en constituent la
majeure partie. Pour chaque réalisation, nous tenons à associer les différents champs de
recherche, d'une manière ou d'une autre. Au cours des rencontres au Beirut Art Center (mai
2011), chacun a par exemple pris la parole. Mais pour ne pas soumettre artificiellement la
recherche artistique à la rigidité du passage au texte, nous avons proposé aux artistes de
collaborer au livre sous la forme d'interventions visuelles ou textuelles en réaction aux
échanges et au séjour au Liban. Ces projections réunissent des notes, remarques, projets
à venir, pistes de travail, précises ou tout juste esquissées.
Le livre se termine par un panorama de nos actions passées et de nos projets à venir,
historique du projet sous forme de diagramme dessiné. Une bibliographie sélective et
subjective rassemble enfin les quelques ouvrages qui encombrent nos bureaux respectifs
et accompagnent notre recherche depuis de longs mois.
Un projet international comme le nôtre ne peut faire l'économie d'une réflexion sur la
question de la langue, celle qui nous sert à communiquer entre nous, avec nos hôtes, avec
ceux que l'on rencontre. Nos deux livres ont opté pour un double langage, le français
d'abord qui est la langue commune des « pilotes » du projet, et l'anglais pour d'autres
raisons évidentes. Ce souci de traduction ne cache pas d'autres frustrations, celle de
n'avoir pu traduire en grec et turc notre premier livre, celle de ne pas pouvoir traduire en
arabe ce présent ouvrage. Si les contraintes économiques, les usages internationaux et les
compétences linguistes limitées de chacun de nous poussent à opter pour cette seule
traduction anglaise, nous tenons à ne pas faire de cet usage une « norme » (nous avions
par exemple proposé une traduction simultanée en arabe de toutes nos communications
au Beirut Art Center).
Le déplacement, la décentration du regard artistique, le
retour du réel, sont envisagés dans
ce projet, comme la tentative de remettre en perspective et pourquoi pas de réconcilier les
idéalismes modernistes universalistes et les réalités géopolitiques, souvent dramatiques.
Et dans le quotidien de cette recherche en déplacement, les efforts pour comprendre et
se faire comprendre participent aussi de manière importante au travail et aux expériences,
dans un projet qui nous passionne de plus en plus pour sa capacité à faire l'objet de récits.