Vestiges du futur
par
Elisabeth Wetterwald (p. 177-178)
Dans sa série sur les cyborgs (
Cyborg Blue, Cyborg Red, Cyborg W1-5, 1997-1999) Lee Bul reprend les formes et l'imaginaire véhiculés par les mangas dits « cyberpunks » et les mêle à des représentations archétypales de la féminité issues de l'art classique. Des morceaux de corps high tech en porcelaine délicatement présentés dans des vitrines ; des bustes en silicone posés sur des socles ; des corps sans tête qui semblent vouloir prendre des pauses éternelles... Les cyborgs de Lee Bul ressemblent à des vestiges archéologiques muséographiés ; curieuse impression de se retrouver face à une technologie futuriste qui sent déjà la poussière du cabinet de curiosité. L'avenir à peine entrevu, et déjà ses ruines. De nombreux mangas de science-fiction reposent de même sur une structure temporelle anachronique : dès l'introduction, la société future semble déjà périmée, ruine, vestige d'une civilisation en crise après une dévastation à l'échelle planétaire (guerre, explosion nucléaire, invasion, déluge…).
Les sculptures de Lee Bul évoquent un mélange étonnant de puissance et de fragilité. Les corps androïdes sont sublimés, un peu plus grands que l'échelle humaine, hybrides de formes féminines parfaites et de haute technologie. Mais en même temps, curieusement, ces anatomies qui pourraient être triomphantes sont toujours représentées amputées, plus ou moins boiteuses, en tout cas hors d'état de marche ; épaves futuristes. Ou alors, ce sont des fragments refabriqués : un buste, un genoux, un bras, une main, magnifiquement réalisés en porcelaine et impeccablement présentés sous des vitrines, comme des pièces détachées en attente d'assemblage — à moins que ce ne soit l'inverse : des vestiges retrouvés ici et là sous les décombres, dont on ne saurait déjà plus que faire, et qu'on aurait relookés pour l'éternité.