les presses du réel

Musique et document sonoreEnquête sur la phonographie documentaire dans les pratiques musicales contemporaines

extrait
Préface
Elie During
(p. 3-9)


Ce peut être la rumeur des vagues, une corne de brume résonant au loin dans le vent, des éclats de voix indistincts entrecoupés par le clinquement des couverts, le bruit d'une lessiveuse, le sifflet d'une locomotive, le grincement des roues contre le rail, le chant plaintif d'une vieille femme ou la voix rocailleuse de Gilles Deleuze empruntée à quelques secondes de l'Abécédaire. Enchâssée dans une composition musicale, la première occurrence du document sonore – pour peu que ce dernier soit audible comme tel – induit inévitablement une transformation du régime d'écoute. Laissons pour le moment la question de son format – simple vignette sonore ou trame accompagnant tout le développement de la forme musicale –, de son mode d'opération – par insinuation ou intrusion, empiétement ou trouée –, enfin de son statut – archive, indice, fragment, citation – et de sa fonction – expressive ou didactique, conjonctive ou disjonctive… Repartons plutôt de cette évidence première : le document sonore nous fait tendre l'oreille. Derrière l'organisation musicale, ou peut-être à sa surface, des saillances, des moments singuliers nous forcent à disposer mentalement les éléments d'une situation ou d'une action possible, fût-elle seulement pressentie; nous nous figurons des scènes anecdotiques ou génériques ; nous déchiffrons d'obscurs bruissements ; nous reconnaissons un texte, une voix familière; nous parcourons des paysages imaginaires, etc. « Ici, le temps se fait espace » : la phonographie se prolonge en scénographie, et c'est bien le paradigme pictural de la veduta qui semble ainsi faire retour, au cœur même du musical, avec cette puissance d'évocation. Selon une expression convenue, le document nous fait l'effet d'une fenêtre ouverte sur le dehors non musical, sur un « réel » naturellement inclus dans l'espace de l'œuvre et cependant maintenu dans son altérité relative, sous la forme paradoxale d'une extériorité interne.
Ce sont les enjeux de cette situation fondamentale que Pierre-Yves Macé entend élucider dans ce livre en conjuguant toutes les ressources de l'analyse musicale et de la pensée esthétique. Aboutissement d'une enquête de plusieurs années sur les conceptions et les usages musicaux du document sonore depuis l'invention de la phonographie, les pages qu'on s'apprête à lire constituent une contribution importante à la réflexion menée, plus généralement, sur les modes d'appropriation du sonore non musical dans le champ de l'art. En somme, Pierre-Yves Macé a écrit un chapitre de l'histoire de ce « régime esthétique » décrit par Jacques Rancière, régime qui, mettant en équivalence la puissance aveugle d'une matière sonore en flux et la volonté souveraine de l'artiste, permet à la musique d'accueillir les bruits et les silences du monde à condition qu'elle y trouve les ressources d'une œuvre qui ait assez de solidité pour se tenir toute seule.
Cette question n'est certes pas d'hier : elle parcourt tout le XXe siècle, de l'« art des bruits » de Russolo à la musique concrète de Pierre Schaeffer, en passant par John Cage et bien d'autres. Elle a donné lieu à de nombreuses études. Mais le point de vue particulier offert par les pratiques du document sonore permet de reposer les problèmes à neuf. Et tout d'abord, est-ce bien le réel dont nous entendons percer la voix au cœur de l'œuvre, par le truchement de l'enregistrement qui le documente? N'est-ce pas plutôt le document lui-même que nous entendons, dans sa nature de document, en tant qu'objet phonographique ? Le document nous renvoie-t-il, en deçà du son fixé, à l'événement-source dont il est comme la trace ou le témoignage, ou se livre-t-il justement pour ce qu'il est – non pas un objet sonore quelconque, mais un enregistrement? Et si, comme il est probable, le propre du document est de nous faire toujours entendre les deux choses à la fois, quelle orientation privilégie l'écoute lorsqu'elle se trouve orientée par une intention musicale? Tout l'intérêt du concept de document est de nous installer dans une position quelque peu instable, au point de recoupement de ces perspectives apparemment antagonistes : celle de la phono-fixation comme production d'un objet sui generis, doté de propriétés spécifiques, et celle de l'enregistrement comme documentation, conforme au principe phénoménologique selon lequel tout enregistrement est enregistrement de quelque chose.

Une des réussites de l'étude de Pierre-Yves Macé est de parvenir à montrer que cette ambivalence principielle est aussi le moteur qui permet de comprendre de quelle manière s'organise l'incorporation du document à la forme musicale, à travers des opérations formelles de composition, de montage, mais aussi de performance, qui renvoient elles-mêmes à différentes poétiques du document. La question de la relation au « réel » prend du même coup une nouvelle dimension : le réel doit être envisagé du point de vue où le prend la musique, c'est-à-dire sur cette bordure interne où se situe précisément le document sonore.
Mais reprenons les choses en amont, et tâchons pour commencer de produire un modèle réduit de notre situation théorique. Le document sonore est saisi ici selon une double détermination : selon une détermination opératoire d'abord, il se trouve défini comme le résultat d'une opération phonographique (saisie, fixation, enregistrement) ; selon une détermination générique et relationnelle, le document sonore est associé à une sorte de régime d'exception qui le signale immédiatement, au sein de la trame musicale, comme une instance « exogène » valant pour un « hors-musique », tout en se trouvant d'une certaine façon incorporé à l'œuvre.
Cette seconde détermination permet à l'auteur de circonscrire nettement le domaine de l'enquête : elle conduit en effet à écarter la plupart des pratiques de l'art concret, de l'art sonore ou de l'art radiophonique pour se concentrer exclusivement sur les créations musicales qui travaillent à l'incorporation de documents sonores affichant de manière plus ou moins manifeste leur nature de document et assumant, par là même, la référence au non musical, la marque ou la trace d'un réel « hors-musique ». C'est dire que le document sonore, tel qu'il est abordé ici, ne saurait se réduire à un nouveau «matériau » offert à l'organisation musicale du sonore, bien qu'il tende souvent à l'être en pratique. Pour autant, il s'agit bien de ressaisir le mouvement de l'incorporation, autrement dit le devenir-musique du document, et ceci permet de restreindre le domaine de l'enquête d'une autre manière, en marquant cette fois-ci une différence avec certains usages qui relèvent davantage de la production de l'« effet-document » que d'un authentique usage musical. C'est le cas lorsque la valeur musicale du document s'efface au profit de sa stricte valeur documentaire, ou aux marques qui la signalent.
En somme, le devenir-musique du document doit se garder simultanément de deux périls : d'un côté, l'indistinction tendancielle du document avec un matériau musical incluant en droit toute l'étendue des productions phonographiques, de l'autre une réduction du document à sa simple valeur documentaire, sur le mode de l'archive ou du fétiche. Dans les deux cas, le document sonore cesse de fonctionner, musicalement, comme document : la première fois par défaut, en annulant l'écart qui le sépare du musical et en perdant du même coup sa fonction de réel ; la deuxième fois par excès, en se trouvant en quelque sorte superposé ou simplement juxtaposé au domaine du musical, à la manière d'un corps étranger. Toute la difficulté revient donc à penser l'altérité relative du document sonore, une altérité travaillée de bout en bout par sa relation au musical.

Guidé par ce problème, Pierre-Yves Macé parvient à donner progressivement corps à cette forme complexe qu'est le document sonore dans ses usages musicaux. Il le fait à sa manière propre, qui est aussi celle d'un passionné d'expérimentation musicale et sonore, en étudiant les phénomènes de réfraction qu'entraîne le plongement de l'objet dans différents milieux, au gré de la traversée d'un corpus taillé en quelque sorte « sur mesure », réunissant des œuvres choisies pour leur capacité à révéler, par leur hétérogénéité même, les dimensions pertinentes du phénomène. Cette démarche inductive et exploratoire prend la forme de quatre grands coups de sondes, quatre vues en perspective. Chacun de ces moments correspond lui-même à une détermination particulière de l'objet en voie de consolidation, et renvoie à un aspect de la problématique générale. Le document sonore est d'abord envisagé comme instance de l'événement : c'est le problème de la trace comme effraction ou irruption du réel dans le musical. Dans un deuxième temps, il est ressaisi dans son opération, comme praxis, dans sa relation à la fabrication du réel musical. Vient ensuite le document sonore comme travail d'articulation ou d'agencement dans la forme de l'œuvre : c'est le problème de la mise en récit. Le document sonore est enfin abordé à travers l'idée d'(auto-)effacement : c'est le problème de la trace comme témoignage d'un inapparaissant.
Cette mise en variation effectuée par le parcours des œuvres doit nous convaincre que le jeu de la référence, l'instance du « réel » qui parle à travers le document, est en fait inséparable du processus de production de la musique elle-même. C'est en ce sens qu'il convient de comprendre l'expression qui désigne le document sonore comme le « réel de la phonographie ». Car il faut toujours en revenir à la détermination première du document, à sa condition phénoméno-technique qui est l'opération phonographique elle-même. Monté dans la trame musicale, le document se donne moins comme reproduction d'un fragment du réel sonore non musical que comme enregistrement occupant un espace intermédiaire entre l'événement-source et l'œuvre phonographiquement fixée. Cette épaisseur propre du document n'apparaît peut-être vraiment que dans la musique, pour autant qu'elle parvient à faire résonner par ses propres moyens la rumeur du dehors. Rien d'étonnant alors à ce que, par un retournement final, le réel qui était jusqu'ici envisagé comme irruption de l'extériorité dans l'espace musical se révèle une dimension interne de la musique elle-même. Il est question en ce sens, dans les dernières pages du livre, d'un méta-document capable de témoigner, par l'effet d'une réflexion spéciale, du réel de la musique au travail. Le document sonore accompli, le document proprement musical, serait ainsi celui par lequel la musique se documente elle-même.

La direction privilégiée par l'analyse est donc celle du devenir-musique du document ouverte par la problématique de l'incorporation. Ce processus n'a rien de naturel ; comme on le verra, il peut impliquer des tensions très fortes et infliger à la forme musicale une réelle violence en empêchant le mouvement de totalisation qui la maintient comme forme. Incorporation ne signifie pas nécessairement intégration ou assimilation, loin de là. Nous avons évoqué plus haut la puissance de suggestion scénographique du document, mais dans bien des usages l'instance du « réel » est plutôt ce qui déborde et excède le cadre de toute mimesis. Reste que, comme le montre bien la discussion serrée des thèses d'Adorno, le risque de toute poétique du document serait plutôt de reverser trop vite l'excédent extra-artistique au compte de la forme musicale. Laissé à lui-même, le document émancipé de sa pure fonction documentaire manifeste une tendance irrésistible à être absorbé dans le matériau musical, pour ne plus y survivre qu'à la manière d'un effet de texture. C'est la grande leçon de la musique concrète, comme du concept de « sound event » élaboré par Murray Schafer. En s'intégrant à la poétique de l'œuvre, le document sonore tend à perdre sa force d'irruption, sa puissance disruptive. Selon un tour qui semble être le destin de bien des musiques « informelles », l'inflation de la matière extra-artistique finit alors par définir une nouvelle esthétique.
La poétique du document oscille donc entre deux pôles, selon qu'elle accentue les effets centrifuges provoqués par l'alternance entre espaces sonores hétérogènes, multiplie les contrastes et les coupes franches, ou joue au contraire des effets de continuité entre trames sonores entrelacées. C'est une question de montage. Le paradigme pictural peut, ici encore, rendre des services : certains procédés s'apparentent au collage, d'autres davantage au frottage. Toute la difficulté, cependant, est de parvenir à penser le document comme document là même où il fonctionne tendanciellement comme simple matériau musical, parfois contre les intentions explicites de l'artiste.
Un choix différent aurait conduit à valoriser le mouvement inverse, mais complémentaire, qui rencontre la question du document sur un chemin qui mène de la musique au « hors-musique ». Ce serait une problématique de l'altération, plutôt que de l'incorporation. La discussion menée dans le premier chapitre éclaire les raisons pour lesquelles cette direction n'a pas été suivie : en surévaluant l'altérité – ou la négativité – du document sonore, en réduisant cette altérité à la pure et simple étrangeté, elle rend inutilement difficile l'élucidation de sa fonction proprement musicale. Or, on l'a dit, il s'agit de comprendre simultanément ce qui permet au document de continuer à fonctionner comme document au-delà de sa stricte valeur documentaire, et les conditions proprement musicales qui soutiennent son opération. Ces conditions ne se confondent pas avec celles du sonore en général. Elles sont inséparables d'un régime particulier de l'écoute qui consiste à se rendre attentif aux accidents et aux événements disposés à la surface du corps musical. Ici l'intuition doit passer par les œuvres. La musique y prend parfois l'allure d'une surface de projection où viennent flotter, dans un état de relative dispersion, comme des images sur un écran, des prélèvements phonographiques, présentés comme tels, qui sont autant de forages dans la matière du monde. D'autres fois – on songe ici à certaines pratiques du sampling –, le document rendra quasiment audible l'opération même de la coupe et du prélèvement, opération de chirurgie plastique effectuée sur le grand corps sonore du patrimoine musical. Le document n'ouvre plus une fenêtre : il se colle, comme une décalcomanie ou un pochoir, sur la face interne de la vitre; il la recouvre à la manière d'un graffiti…
Ce n'est pas le moindre mérite de cet ouvrage que de nous débarrasser, pour finir, d'une figure hyperbolique du Réel qu'une habitude de paresse a conduit à opposer en bloc, et sous différentes désignations (« silence », « bruit », « son pur », « présence », « intensité », « désir »), à l'ordre de la représentation musicale. Ce topos philosophique reconduit toujours le même choix forcé : ou bien indexer le document sonore au registre de la copie et de la reproduction, donc à la logique du double qui gouverne l'ordre représentatif et la structure de l'imaginaire, ou bien développer jusqu'au bout le paradigme « indiciaire » pour faire du document la trace active de ce réel, trace qui viendrait bouleverser – ou plus discrètement effranger – le régime globalement dramatique (théâtral) du dispositif musical traditionnel. Mais la signification du document ne s'épuise pas dans la fonction reproductive de l'enregistrement, pas plus que sa place n'est strictement homologue à celle du « bruit », figure privilégiée du sonore non musical ou de l'incomposable en soi. L'intérêt du présent travail est justement de refuser l'alternative, de ne pas assimiler trop vite le document sonore, tantôt à une représentation- copie, tantôt à l'effraction du réel dans l'ordre de la représentation. L'esprit du pragmatisme imprègne ces pages : il oblige à reconnaître que le réel est affaire de production, et que toute production passe par des montages d'un certain genre. Le document n'est pas un faire-valoir, quelle que soit la fonction qu'on lui fait jouer par rapport au réel ; il faut le comprendre comme un objet de plein droit et l'étudier du point de vue des opérations qu'il rend possibles. C'est ainsi que se résout en acte l'injonction paradoxale faite au compositeur par les tenants d'un certain modernisme : que le document, instance du réel au sein du musical, y perfore un « trou » (selon l'expression de Benjamin), mais que ce trou contribue finalement à faire une œuvre… Pour dissiper le vertige théorique qui accompagne naturellement ce genre de paradoxe, il faut s'atteler à voir empiriquement ce que fait le document sonore, tout en sachant que ses opérations caractéristiques – interruption, insertion, répétition (mise en boucle), espacement, etc. –, ne valent que par le statut qu'on leur accorde, le contexte de leur application et l'interprétation générale de leurs effets. Ici se confirme le fait que les gestes musicaux sont difficilement compréhensibles, et même simplement identifiables, en dehors de leur inscription dans des projets, des programmes ou à tout le moins des intentions esthétiques, qu'elles soient ou non thématisées par leurs auteurs. Et comme souvent, ce sont les cas limites qui nous éclairent sur les usages ordinaires. Ainsi lorsque le document ne documente plus rien de précis : tout à fait indéterminé quant à son référent réel, il en vient alors à s'exhiber comme « objet sonore non identifié ». C'est un son générique ou quelconque auquel s'attache néanmoins une dimension documentaire résiduelle, quasi-indiscernable de la pure présence du son fixé : un enregistrement.


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