Introduction
(extrait, p. 7-9)
« Le réel est indissociable de l'imaginaire,
l'objet du fantasme. »
Pierre Restany (1)
« Si les Français étaient dans leur façon d'être des Allemands, à quel point ils seraient
alors encore plus admirés par les Allemands
(2). » Cette phrase que Franz Kafka avait notée
en 1910 dans son journal exprime sans doute l'un des traits de caractère fondamentaux
des rapports franco-allemands. L'« encore plus » met l'accent sur le respect et l'admiration
que les Allemands, nonobstant les nombreux conflits politiques et militaires qui ont
jalonné l'histoire commune, ont toujours voués à l'art et à la culture du voisin français.
Une admiration qui n'était pas non plus sans aller de pair avec l'espoir de récupérer en
retour une part de la reconnaissance que l'on vouait à l'autre. L'histoire des
Nouveaux Réalistes en Allemagne
(3) n'échappe pas à cette règle. La RFA des années 1950 a été une
terre d'asile propice à l'affirmation des artistes venus de la capitale de l'art moderne,
elle-même asphyxiée par les débats autour de l'abstraction assagie de l'école de Paris. Et
ce terreau fertile d'échanges semblait accompagner sur le plan artistique les avancées de la politique de réconciliation entre la France et l'Allemagne, marquée par les rencontres
entre Adenauer et de Gaulle à partir de 1958, qui ont abouti à la signature du traité de
l'Élysée en 1963. Sous l'égide d'Yves Klein, qui accède à la notoriété en 1957 à Düsseldorf,
se cristallise rapidement un noyau de relations, porté par des amitiés et par des ambitions
artistiques similaires, qui voit naître le groupe allemand ZERO
(4), fondé par Heinz
Mack et Otto Piene en 1958, puis, deux ans plus tard, le groupe parisien des
Nouveaux Réalistes (5). Affichant un regard ostensiblement tourné vers l'avenir – un regard qui refuse
de se tourner vers le passé artistique ou vers les cataclysmes du passé politique –, les
échanges entre ces artistes appartenant aux différents groupements sont portés par un
enthousiasme pro-européen et par le motif idéaliste d'une liberté absolue en ces temps
de guerre froide. Sur le plan de l'histoire de l'art, une question s'impose : face au déplacement
de l'attention artistique de Paris vers New York après 1945, que signifient les
échanges franco-allemands à partir de cette époque ? Le chapitre des
Nouveaux Réalistes
en Allemagne se situe en effet à la périphérie d'un nouveau système culturel en train
d'instaurer son hégémonie, par rapport auquel il apparaît comme une fugue transitoire,
un infime contretemps, avant de céder à la « fièvre de l'Amérique ». Plus encore, ce
chapitre se déroule aussi à la périphérie de son propre ancrage parisien, mais, dans les
relations qu'il entretient avec l'en-dehors, il place cette périphérie au centre.
Si le
Nouveau Réalisme, né sous la plume du critique Pierre Restany, est, à bon
escient, compris comme un phénomène parfaitement français de la scène artistique des
années soixante, cette compréhension occulte généralement la densité de ses échanges
européens et, en particulier, de ceux avec l'Allemagne. Avant même d'avoir gagné la
confiance du marché de l'art parisien, la plupart des acteurs du groupe, à commencer
par Yves Klein,
Jean Tinguely,
Arman et
Christo, bénéficient outre-Rhin de bon nombre
d'expositions personnelles, et, dans certains cas, muséales. De même, que l'on pense
aux peintures de feu et aux essais architecturaux de Klein, aux tableaux-pièges de
Spoerri,
aux murs de barils de
Christo, aux
Colères à la dynamite d'
Arman..., l'Allemagne voit
naître des créations qui ont contribué par la suite à forger l'image du
Nouveau Réalisme.
Elle accueillera aussi la fin du mouvement que Restany proclamera en février 1963, à
l'occasion du deuxième Festival du
Nouveau Réalisme, à Munich. Pourtant, cette
énumération rapide qui semble avancer sur le ton de la justification est loin d'être la
principale raison de ce propos. Elle se lit plutôt comme une trame chronologique
(6) superficielle
dans laquelle se nichent, se chassent et s'entrecroisent des problématiques sousjacentes
du faire artistique à l'aube des années soixante.
Dans la mesure où l'histoire des
Nouveaux Réalistes est peu connue sous l'angle de
ses rapports avec Allemagne, vouloir la cerner exprime la volonté de réévaluer la position
du groupe parisien au sein d'un réseau artistique plus large, marqué en l'occurrence
par la naissance concomitante des mouvements ZERO et
Fluxus.
(...)
1. Pierre Restany,
Le Nouveau Réalisme [1978], Paris, Luna-Park Transédition, 2007, p. 139.
2. Franz Kafka cité d'après la préface de Werner Spies, in Martin Schieder,
Im Blick des anderen. Die deutsch-französischen
Kunstbeziehungen 1945-1959, Berlin, Akademie-Verlag, 2005, p. XI.
3. Si au cours de notre propos, comme dans notre titre, nous nous permettons de parler de façon métonymique de
l'Allemagne, il est sous-entendu qu'il s'agit de l'ancienne RFA. De véritables échanges entre les
Nouveaux Réalistes et
la RDA font défaut ; seuls de très rares articles de presse témoignent de la réception de certaines manifestations artistiques
du groupe qui sont aussitôt présentées sur le ton de la propagande, en tant qu'expression décadente du système
capitaliste. Voir à ce sujet notamment les deux articles anonymes « Gefärbter blauer Schwamm als Kunstwerk »,
Neues
Deutschland, 15 juillet 1959; « Angekreuztes. Dynamik per Dynamo »,
Nationalzeitung, 16 juillet 1959.
4. Le mouvement ZERO naît à Düsseldorf à partir d'une série de huit expositions collectives entre avril 1957 et
octobre 1958 qui n'ont duré chacune que le temps d'une soirée dans l'atelier d'Otto Piene. Bien que le groupe ait entretenu
de nombreux contacts avec des artistes français, italiens et hollandais pour devenir un phénomène européen plus
large, on considère généralement Mack et Piene, ainsi qu'à partir de 1961 aussi Günther Uecker, comme les représentants
stricto sensu du mouvement.
5. Si l'on se tient à une définition rapide, l'histoire du
Nouveau Réalisme est facilement circonscrite: treize artistes (
Arman,
César,
Christo, G. Deschamps,
F. Dufrêne,
R. Hains, Y. Klein,
M. Raysse, M. Rotella, N. de Saint-Phalle,
D. Spoerri, J.
Tinguely,
J. Villeglé) fédérés par le critique d'art Pierre Restany à Paris autour de la notion commune de « l'appropriation
du réel », une déclaration constitutive signée le 27 octobre 1960, trois manifestes et trois expositions collectives, puis
la déclaration de la fin en février 1963. Si cette histoire constitue en effet la base de notre propos, il ne nous importe pas
de retracer sa généalogie de manière monographique. Cette histoire-là du phénomène français d'un art propre à la société
de consommation, pendant au
Pop Art britannique et américain, a déjà donné lieu à un bon nombre d'études que nous
convoquerons d'ailleurs au fur et à mesure du propos. En nous penchant sur son dialogue avec l'Allemagne, nous cherchons
précisément à déplacer les lignes, quoique modestement, de cette réception établie du
Nouveau Réalisme.
6. Le lecteur trouvera une chronologie détaillée des événements des deux rives du Rhin en fin d'ouvrage.