Introduction
Nathalie Ergino
(p. 5-7)
Matt Mullican développe depuis les années 1970 une pratique au long
cours, abondante, obsessionnelle, encyclopédique. Héritier de l'art
conceptuel, l'artiste californien en revisite les préceptes pour mieux en
dépasser les cadres.
Réalité et fiction, sujet et objet, conscient et inconscient : son
œuvre oscille entre différents antagonismes pour venir travailler notre
perception, moins définie par une réalité objective du visible que par la
projection d'expériences subjectives.
Dans quelle mesure le monde autour de nous est-il réel ?
Cette œuvre se développe selon deux modes opératoires principaux. Sa
cosmologie basée sur le symbolisme de la représentation est constituée
d'une variété de signes : photographies, pictogrammes, schémas…
Elle génère une forme de cartographie mentale composée de cinq parties
distinctes, identifiées par leur référents colorés respectifs : au vert
correspondent les éléments, la nature, mais aussi la mort ; le bleu traite
du « monde non encadré » par la conscience, incluant la ville et la vie
quotidienne ; le jaune concerne le « monde encadré » construit par l'art
et la science ; le noir est associé au langage et aux signes tandis que le
rouge renvoie aux idées, au pur esprit.
Ses explorations de la conscience ont également mené Mullican à sonder
les possibilités de l'hypnose dès le début des années 1970. Dans un
état second, il peut se projeter dans une image, aller au-delà de la représentation.
Si provoquer ces états modifiés de conscience c'est « introduire
le chaos dans l'ordre », c'est aussi considérer l'inconscient dans
sa dimension tangible, comme outil du réel.
De ces transes finit par surgir, à l'occasion d'une performance à
The Kitchen en 1982, une entité pensante qui vient le ventriloquer et
qu'il nomme
That Person : « ni un homme, ni une femme, ni jeune, ni
vieux » mais une
personne « au centre de tous ces concepts ». Ce qui intéresse
Mullican n'est pas tant l'identité de cet autre que là où il se trouve,
dans cet état de « veille paradoxale » qui, comme le dit
Pascal Rousseau,
« nous fait accéder au pouvoir de configurer le monde ».
Après avoir interrompu pendant un temps cette pratique de l'hypnose,
Mullican fait réapparaître
That Person dans les années 1990 pour lui
faire revêtir, aujourd'hui, une importance considérable dans son œuvre. Ainsi en 2005, c'est à
That Person directement que le Ludwig
Museum de Cologne propose une exposition :
Learning from That Person,
un labyrinthe de draps sur lesquels sont collées diverses réalisations
attribuées à cet autre, fait apparaître une calligraphie curviligne
devenue récurrente.
Sur un mode à la fois archivistique et expérimental, l'exposition 12 by 2
présentée à l'Institut d'art contemporain en 2010 associe pour la première
fois quarante ans de la production de Mullican à celle de son
double, combinant les obsessions taxinomiques de l'artiste et le regard
halluciné de That Person.
La cosmologie et le travail sous hypnose y apparaissent comme les
deux faces d'un même projet ; deux manières d'appréhender le monde
qui ne sont pas étanches l'une à l'autre mais qui viennent, au contraire,
se croiser activement en maints endroits. Si l'exposition, dont la configuration
tient autant du cerveau que du labyrinthe, renvoie à cette dualité,
elle suscite également le sentiment d'une unité mais d'une unité
éclatée.
Si 2 = 1, c'est un 1 pluriel, convoquant une multitude d'espaces et
d'identités.