Préface
Pour une abstraction littéraire
Michel Gauthier
(extrait, p. 7-9)
Abstracts a été écrit il y a un quart de siècle, entre 1984 et 1987. Si
quelques extraits en parurent dès 1985, sous le titre « Carré blanc »,
dans une livraison de la revue
Conséquences (1), le texte est ici publié dans
son intégralité pour la première fois. Son auteur, Jean-Christophe
Cambier est né en 1956. Très jeune, il se fait remarquer par sa participation
aux colloques consacrés, sous la direction de Jean Ricardou,
à Claude Simon et Alain Robbe-Grillet, en 1974 et 1975, à Cerisy-la-
Salle
(2). En 1977, il publie, dans la revue
Critique, un brillant article sur
Omnibus (1976) de Benoît Peeters
(3), dans lequel il analyse également
deux livres de Renaud Camus,
Passage (1975) et
Échange (1976, publié
sous l'hétéronyme de Denis Duparc). L'année suivante, il écrit un
texte d'une tonalité barthésienne, « D.C.D. (Discours et codes
disco) », qui ne paraîtra dans
Conséquences (4) qu'en 1986, en même
temps que sort son premier livre,
Le Jeu de Paume, achevé cinq ans
plus tôt – un roman, signé d'énigmatiques initiales : ds.df.
(5). Il faudra
attendre 2010 pour voir la parution d'un deuxième livre,
Temps mort,
premier volet d'une trilogie : un ouvrage de « méditation spéculative »,
génériquement instable, qui, au gré de séquences phrastiques plus ou
moins longues, détachées les unes des autres, distribue ses objets de
réflexion : «
le sommeil (paradoxal ?), le rêve (« éveillé ?), le souvenir (volontaire
?), le fantasme (velléitaire ?), le désir (vivable ?), l'amour (vécu ?),
l'émotion (sensible ?), le goût (transcendant ?), le monde (ennuyeux ?), le
délire (intelligible ?), la lecture (facile ?), l'écriture (en relief ?) (6) ».
Si les travaux de prime jeunesse de Cambier s'inscrivaient dans
la mouvance du Nouveau Roman, les deux premiers livres qu'il
termine,
Le Jeu de Paume et
Abstracts, ne témoignent guère de ce tropisme néo-romanesque. L'un est un récit au style un rien abscons,
résolument distant de « l'universel reportage » – même dans les dialogues
(«
Je mesure, Monsieur, ce costume soit pure merveille, une infinité parmi
d'autres, la passion infligée du cas particulier (7) »). Quant à son intrigue, elle
ne s'entrevoit que dans le « sommaire » qui clôt le « roman ».
Abstracts,
doublement fidèle à son titre, se présente, quant à lui, comme une
suite de courtes séquences – de cinq mots à une quinzaine de lignes –,
le plus souvent autonomes, mobilisant un lexique purement abstrait.
Dans la littérature des années qui précèdent, seuls
Le pas au-delà
(1973) et
L'écriture du désastre (1980) de Maurice Blanchot avaient
livré des exemples d'œuvres littéraires aussi radicalement abstraites.
En tel ou tel passage, les deux livres adoptent le mode du récit, mais
c'est avant tout à leur structure fragmentaire qu'ils doivent un statut
d'œuvre littéraire autant que d'essai critique ou philosophique. Le
fragment aura d'ailleurs été le principal outil grâce auquel la critique
de la Raison, dont Blanchot ou
Jacques Derrida auront compté parmi les
principaux acteurs français, s'est employée à déjouer une contradiction
qui préoccupait également Adorno : le recours aux instruments
mêmes de la raison pour mener la critique de cette dernière
(8). En
d'autres termes, l'issue littéraire du texte théorique, dont témoigne
son économie fragmentaire, se donne comme la résolution de cette
contradiction
(9). Nul doute qu'il faille replacer le livre de Cambier,
qui adopte lui aussi une forme fragmentaire, dans ce moment de
suspicion principielle à l'égard du métalangage. Entre un discours
critique qui choisit de « se défaire » pour ne pas fonder son cours sur
cela même qu'il met en cause et une littérature qui conteste l'empire
du récit et de la représentation, jusqu'à s'exempter d'histoire, de
description ou de personnages – le seul à subsister est l'
ego scriptor –, s'opère une rencontre, dont
Abstracts – c'est sa vertu proprement
historique – constitue l'exemple superlatif. Une manière de
littérature
abstraite – comme il y a une peinture abstraite – trouve ainsi sa
raison d'être, pendant les années 1970 et 1980, dans le croisement
des deux logiques.
(...)
1 Jean-Christophe Cambier, « Carré blanc »,
Conséquences n° 1, hiver-printemps 1985, p. 59-61.
2 Voir les actes de ces deux colloques :
Claude Simon. Colloque de Cerisy, Paris, U.G.E. 10/18,
1975 (réédition Bruxelles, Les Impressions Nouvelles, 1986) et
Robbe-Grillet. Colloque de
Cerisy, U.G.E. 10/18, 1976.
3 J.-C. Cambier, « Lectures pour tous »,
Critique n° 361-362, juin-juillet 1977, p. 620-629.
L'article commente également un texte de Benoît Peeters, « Puissances “…ça pastiche…” »,
Minuit (n° 15, septembre 1975, p. 1-11).
4 J.-C. Cambier, « D.C.D. (Discours et codes disco) »,
Conséquences n° 7-8,1986, p. 145-150.
5 ds.df.,
Le Jeu de Paume, Les Impressions Nouvelles, 1986. Le copyright mentionne, à côté
de celui de Cambier, le nom d'un co-auteur, Fabrice Martin, qui semble toutefois n'avoir
joué qu'un rôle relativement mineur dans la rédaction du livre.
6 J.-C. Cambier,
Temps mort, Les Impressions Nouvelles, 2010, p. 7-8.
7 ds.df.,
op. cit. p. 133.
8 Sur cette question, voir notamment Jürgen Habermas,
Le Discours philosophique de la
modernité. Douze conférences [1985], trad. par Christian Bouchindomme et Rainer Rochlitz,
Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de philosophie », 1988, p. 219-248.
9
Glas de
Derrida, qui paraît en 1974, est un des grands exemples de cette « échappée »
littéraire de la déconstruction. À leur manière, les
Fragments d'un discours amoureux de
Barthes procèdent, trois ans plus tard, de la même prise de conscience de la contradiction
interne qui affecte la pensée critique.
Notice de l'auteur
(p. 19)
Comment décrire la condition de la réflexion dans ses rapports de
force littéraux à l'expérience intérieure ? Comment faire le lien entre
la pensée et la vérité butant sur leur qualité d'apparaître dans l'inconnu
de la raison ? Comment les délivrer de leurs propres aspects
dans l'arbitraire d'une induction, d'une traduction, d'une production,
comme d'une séduction de l'idée ? À quelle évaluation transcendantale
la nécessité de la conscience procéderait-elle ? À la révélation
des séries d'enjeux qui semblaient définitivement forclos pour le
sujet pluriel dans son être ? À la jouissance de la pensée par et pour
elle-même, au dehors et au-dedans de sa propre représentation ?
Abstracts entend poser ces questions. Le sens n'échappe pas à une
génération nouvelle de ses opérateurs : mantique du soi (sa soustraction),
plastique du même (son attraction), thème du moi (sa
distraction), mathématique de la personne (sa tractation).
La pensée, dans l'imaginaire du rapport entre idées, reste analytique
même méditative, mais dans une logique spéculative
et spéculaire.
Il y a test du sens à le soutenir d'un bout à l'autre du fragment pour
l'intelligence (
artificielle) de lui-même, le phrasé semblant réaliser le
sens avant même qu'il ne soit conclu, tendant à délivrer le message
avantmême qu'il ne soit intégralement codé. Conclure le sens suppose
immédiatement des traits d'esprit qu'ils puissent en assimiler le
chiffre, en certifier la lettre, circonscrire le signe, contresigner le mot,
alors même que le paradigme perturbe ce que le syntagme réfléchit.
Altercation donc du texte avec le lecteur, signataire virtuel.
Le tract de l'absence à la présence est l'acte de l'abstraction ellemême
:
Abstracts. (2010)