Rendre à
Cléopâtre… : art, genre et historiographie
Mechthild Fend, Melissa Hyde et
Anne Lafont
(extrait, p. 11-15)
Les questions posées par les études de genre surgissent souvent d'un ébranlement
des dispositifs de recherche qui, sans discontinuer, réitèrent les mêmes catégories
esthétiques, les mêmes hiérarchies artistiques et les mêmes généalogies historiques.
L'étrange impression d'une reconduction trop commode de
vérités et de
canons– dont on sait pourtant qu'ils doivent toujours être interrogés et relativisés, car ce
sont les produits de processus remarquablement efficaces de démonstration – nous
a conduites au désir, commun à l'ensemble des auteurs de cet ouvrage mais bien
plus général encore, de tirer l'un des fils du récit de l'émergence de l'histoire de l'art
en France et en Europe aux XVIIIe et XIXe siècles
(1).
Pourquoi ce livre ?
L'occasion de ce projet collectif, comme souvent anecdotique, n'en est pas pour
autant accessoire, puisqu'Anne Lafont a collaboré au
Dictionnaire critique des historiens
de l'art actifs en France de la Révolution à la Première Guerre mondiale dirigé par
des acteurs pionniers de l'historiographie de l'art en France
(2). Il va sans dire que
l'ambition totalisante et représentative d'un dictionnaire – comité de rédaction,
critères transparents de sélection des entrées et modélisation formelle des notices – est aussi le reflet de partis pris théoriques, méthodiques et idéologiques. Ainsi, ce
travail de longue haleine, paru en grande partie au bout d'une dizaine d'années, en
2009, nous a amenées à scruter la part reconnue aux femmes dans l'historiographie
de la discipline. L'ambition prosopographique du
Dictionnaire – quatre cents historiens
de l'art actifs en France au XIXe siècle – est à ce titre instructive, car, sur cette
masse critique significative, seules deux femmes font l'objet d'une notice : Jane
Magre-Dieulafoy, qui la partage d'ailleurs avec son mari Marcel Dieulafoy, tous deux
versés dans l'étude de l'architecture perse ; et la Britannique Emilia Dilke, historienne
et féministe qui travailla sur l'art français du XVIe au XIXe siècle
(3).
Comment s'expliquer que, de 1789 à 1918, deux femmes seulement aient contribué
de manière plus ou moins significative à l'histoire de l'art ? Pourquoi étaientelles
toutes deux britanniques ? Pourquoi Élisabeth Vigée-Lebrun, peintre et auteure
d'écrits sur l'art dignes du plus grand intérêt dans ses
Souvenirs, ne côtoie-t-elle pas
dans ce cadre du
Dictionnaire Auguste Rodin, sculpteur ? Comment ignorer
Germaine de Staël, femme de lettres versée dans l'art, son histoire et sa philosophie
via, entre autres, les artistes italiens et les penseurs allemands, quand l'abbé Joseph
Alexandre Martigny (1808-1880), écrivain décidément plus modeste, est promis à
une vie éternelle dans le panthéon de l'histoire de l'art français ? Pourquoi la catégorie
des « grands
hommes » prévaut-elle en France ? Pourquoi même inaugurer ce chantier
disciplinaire – l'histoire de l'histoire de l'art –, arrivé si tardivement dans la vie académique
française, par un dictionnaire d'individus, aussi intéressants soient-ils ?
Ces questions en amènent surtout une autre : comment fonder scientifiquement une liste de 400 personnes dont 398 sont des hommes, sans, au vu du résultat,
s'interroger sur le système de sélection qui l'a produite ? À aucun moment, il ne nous
a semblé que cela pouvait refléter des stratégies homosociales historiques – si bien
décrites par Abigail Solomon-Godeau pour les mondes de l'art de 1800
(4). Bien au
contraire, cela reflète les habitudes disciplinaires généralisées de l'histoire de l'art
elle-même qui, longtemps, a laissé les femmes, qu'elles soient écrivaines ou artistes,
hors champ. Compte tenu de ce déséquilibre impressionnant, il nous a paru indispensable
de mettre à l'épreuve les procédures de la discipline
(5).
Par-delà ces remarques inaugurales volontairement écrites sur le mode rhétorique
de l'interrogation ingénue – registre souvent prêté aux narratrices et protagonistes
femmes dans la littérature « féminine » de cette époque
(6) –, nous entendons mieux
comprendre les raisons de ce récit mono-genré des origines de notre discipline,
d'autant que les légataires, historiennes et historiens de l'art d'aujourd'hui, si on les
regroupe selon leur sexe, livrent une image précisément inverse. Il suffit, pour s'en
convaincre, de jeter un œil dans un amphithéâtre où se déroule un cours d'histoire
de l'art de première année : les jeunes femmes y sont remarquablement majoritaires.
Et pourtant, les femmes professeurs sont encore minoritaires en France et en
Allemagne, tandis que les choses ont changé en Grande-Bretagne et aux États-Unis
(7).
Quoi qu'il en soit, de nombreux jeunes chercheurs souhaitent s'inscrire dans une filiation disciplinaire davantage raccordée à leurs pratiques actuelles, et ce désir d'histoire
ne peut être ni sous-estimé, ni liquidé approximativement.
Par ailleurs – et sous cet angle, nous rejoignons les interrogations des responsables
scientifiques du
Dictionnaire –, avant que l'histoire de l'art ne soit définie en tant
que discipline ou profession, avant qu'un discours d'histoire de l'art n'émerge en
tant que forme à part entière, singulière, de savoir et d'écriture, que voulait dire
« être historien de l'art » ? Le champ chronologique que nous couvrons correspond
à celui où la discipline n'était pas encore autonome : elle s'institutionnalisa au cours
du XIXe siècle dans les structures éducatives d'État que sont encore les écoles d'art,
les universités et les musées, comme l'a bien montré Lynne Therrien
(8). Avant cela,
les contours de cette catégorie, l'histoire de l'art, étaient incertains et, par conséquent,
elle pouvait sans conteste inclure quiconque ayant émis une pensée ou un écrit sur
l'art, de quelque façon que ce soit
(9).
Sur la page d'accueil de la publication en ligne, les éditeurs du
Dictionnaire déclarent
: « Par historien de l'art, on entend une personne qui, par ses écrits ou son enseignement,
a voulu écrire sur l'art avec une visée historique, sans nécessairement que
cela ait constitué son activité principale
(10) », et dans un article de 2002, ils disent ne
pas chercher « à plaquer les définitions actuelles sur les activités des acteurs retenus,
la figure de l'historien de l'art professionnel étant relativement récente. On retient
donc aussi des écrivains dont l'activité principale serait aujourd'hui qualifiée de
critique d'art, d'esthétique ou d'archéologie, mais qui firent néanmoins, marginalement
ou pas, œuvre historique
(11) ». Ainsi, les critères d'acceptation d'un historien de l'art dans le
Dictionnaire recouvrent en grande partie ceux opératoires dans notre
ouvrage consacré aux discours de femmes sur l'art entre 1750 et 1850.
1 Ce livre résulte principalement du colloque
Historiennes et Critiques d'art à l'époque de Juliette Récamier organisé
sous les auspices de l'INHA et du musée des Beaux-Arts de Lyon en juin 2009, parallèlement à une exposition sur
Juliette Récamier. Une grande partie des essais publiés ici proviennent des communications présentées à l'occasion
de cette rencontre, les textes ayant été ensuite largement repris par leurs auteurs et l'ensemble ayant été complété
par d'autres contributions sollicitées par les directrices de l'ouvrage.
2 SÉNÉCHAL et BARBILLON 2009 (NdÉ: Philippe Sénéchal, Claire Barbillon et François-René Martin étaient
chercheurs à l'Institut national d'histoire de l'art au moment de l'élaboration de ce programme, et Roland Recht,
professeur au Collège de France, initiateur et émule de ces travaux réflexifs au cours de la première décennie du
XXIe siècle. Anne Lafont a pleinement contribué à cette entreprise depuis son arrivée à l'INHA en tant que conseillère
scientifique de l'axe Histoire de l'histoire de l'art, chargée entre autres de la coordination scientifique du Dictionnaire
de 2007 à 2012).
3 CHEVALIER 2009 ; MANSFIELD 1996 ; MANSFIELD 2009.
4 SOLOMON-GODEAU 1997a.
5 Griselda Pollock (POLLOCK 1999) et Vivian Cameron (CAMERON 1984-1985, p. 8-11), entre autres, ont déjà
tenté de répondre à cette question récurrente dans notre discipline et ailleurs. Nous renvoyons à leurs suggestions :
Cameron, pour cette période historique spécifique, et Pollock, pour un point de vue théorique plus large.
6 Dans son analyse de la figure de l'ingénue qui porte son regard sur le Salon, Anne Lafont (LAFONT [à paraître])
a rapproché ce texte des questions de race tout autant que de genre. La figure de l'homme prenant un masque de
femme pour écrire, la « femme ventriloque », selon l'appellation de Susan Siegfried dans l'essai publié ici, est également,
comme l'attestent la
Promenade au Salon de la Créole et bien d'autres textes prérévolutionnaires, un phénomène
propre à l'Ancien Régime qui mérite qu'on y soit plus attentif.
7 Un article de Vincent Berger paru dans le quotidien
Libération (BERGER 2011) révélait d'ailleurs que ce phénomène
est propre à l'ensemble du monde académique français.
8 THERRIEN 1998.
9 Elizabeth Mansfield (MANSFIELD 2002) avance que l'on pourrait associer la constitution de la discipline et, de
là, du métier d'historien de l'art, à la nomination de Vivant Denon comme directeur du musée Napoléon en 1803.
De son côté, Donald Preziosi a fait remarquer que les historiens de la discipline sont rarement d'accord sur la façon
de la définir (PREZIOSI 2009, p. 7).
10 SÉNÉCHAL et BARBILLON 2009.
11 SÉNÉCHAL et BARBILLON 2002, p. 4.