Préface
Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais si on me le demande et que je veuille l'expliquer, je ne le sais plus. Pourtant, je le déclare hardiment, je sais que si rien ne passait, il n'y aurait pas de temps passé ; que si rien n'arrivait, il n'y aurait pas de temps à venir ; que si rien n'était, il n'y aurait pas de temps présent. Comment donc ces deux temps, le passé et l'avenir, sont-ils, puisque le passé n'est plus et que l'avenir n'est pas encore ? Quant au présent, s'il est toujours présent, s'il n'allait pas rejoindre le passé, il ne serait pas du temps, mais de l'éternité. Donc, si le présent, pour être du temps, doit rejoindre le passé, comment pouvons-nous déclarer qu'il est aussi, lui qui ne peut être qu'en cessant d'être ? Si bien que ce qui nous autorise à affirmer que le temps est, c'est qu'il tend à n'être plus.
Saint-Augustin, Les confessions, livre XI, chapitre 14, 398.
Le post-post modernisme s'énonce dans un bouclage des horizons dont nous ne savons que faire. À travers une étrange mise à plat, fictive ou réelle, la contemporanéité a rabattu les espoirs et les perspectives.
Dans une géographie figée dans le tourisme d'affaires ou de loisirs, dans un temps bloqué dans l'instantanéité, l'« ici et maintenant » s'asphyxie, perd son passé, oublie son futur. Et les nouvelles technologies (re)offriraient une mise en volume, proposeraient un temps, un espace, autrement déployés. Viennent alors les prismes du diktat technologique, de l'aliénation au processus, de la paranoïa dans laquelle tout se manipule et tous se manipulent.
Du peu que nous sachions, la seule chose que nous puissions dire : notre temps est métamorphique. Du peu que nous sachions, la seule chose que nous puissions dire : des changements s'imposent, nous en sommes les acteurs comme les sujets.
Comment ne pas être dupe du présent ? Que faire pour reconstruire des perspectives ? Comment établir de nouvelles circulations? Comment établir un dialogue entre des disciplines cloisonnées dans leur spécialité, sans qu'elles ne perdent pour autant leur acuité ? Comment (re)construire l'hypothèse d'une société civile active, et pas simplement réactive ? Comment reconstruire nos villes aux dessins obsolètes, puisque nous peinons à y vivre ?
Au début du texte
Enfance et histoire, Giorgio Agamben écrit : « L'homme contemporain, tout comme il a été privé de sa biographie, s'est trouvé dépossédé de son expérience : peut-être même l'incapacité d'effectuer et de transmettre des expériences est-elle l'une des rares données sûres dont il dispose sur sa propre condition. (...) C'est bien cette impossibilité où nous sommes de la traduire en expérience qui rend notre vie quotidienne insupportable, plus qu'elle ne l'a jamais été ; ce n'est nullement une baisse de qualité, ni une prétendue insignifiance de la vie contemporaine (jamais, peut-être, l'existence quotidienne n'a été aussi riche qu'aujourd'hui en événements significatifs)
(1). » La seule manière de faire retour vers l'expérience est de faire surgir un moyen qui n'a d'autre finalité que lui-même, de réinventer le geste. « Le geste est en ce sens communication d'une communicabilité. À proprement parler, il n'a rien à dire (...). Le geste est toujours geste de ne pas s'y retrouver dans le langage ; toujours gag dans la pleine acception du terme, qui indique au sens propre ce dont on obstrue la bouche pour empêcher la parole, puis ce qu'improvise l'acteur pour pallier un trou de mémoire ou l'impossibilité de parler
(2). »
Travailler dans le trouble, reconsidérer les paradigmes, prendre le temps de l'observation, sans pour autant perdre celui des décloisonnements... Se mettre des cailloux dans la bouche, tenter.
L'ouvrage
Design for change est un fourmillement de questions à travers lequel se dessinent des pistes, des options, en tous les cas des matières à réflexion. Ici, les textes sont parfois contradictoires. Ici, il n'y a aucune version monolithique du monde, des choses, des dires. L'ouvrage est construit de manière organique avec des auteurs travaillant sur de multiples facettes de l'Occident. Certains textes sont des enquêtes, d'autres des états des lieux, ou encore des hypothèses. Ce livre est au sens strict un essai, en ce sens forcément lacunaire.
Design for change dresse des regards sur des histoires, offre des lectures plurivoques du présent, envisage des scénarios pour « le temps d'après ».
Léa Gauthier - Blackjack éditions
1. Agamben (Giorgio),
Enfance et histoire, destruction de l'expérience et origine de l'histoire, éd. Payot, Paris, 1989, p. 20-21.
2. Agamben (Giorgio),
Moyens sans fins, notes sur la politique, éd. Rivages, Paris, 1995, p. 70.