Éric Alliez
Aktionskkizze
(*)
(extrait, p. 84-86)
À cette occasion « post-actionniste » marquée du chiffre 70, il me faut un certain
courage (et une inconscience certaine) pour traiter de la question du « passage de
Brus »
Von der Aktionsmalerei zum Aktionismus, selon la formule qui fait figure de
véritable bande-annonce « autrichienne » de la « période » 1960-1965. S'il faut
pourtant se décider à rouvrir cette question, c'est que les termes dans lesquels ce
passage est généralement pensé préjugent de sa nature. La caractérisation de la
période précédant le passage aux actions par le terme de « peinture », ou par ce
qu'il est convenu d'appeler
action-painting, et la reconnaissance de l'importance
persistante de la peinture dans les premières actions telles qu'elles se déploient
dans le
retournement des
action-paintings en
painting-actions ou
self-paintings – une
Selbstumkehrung de l'ensemble du procès – risquent en effet d'occulter une autre
composante fondamentale de l'œuvre de Günter Brus : celle précisément du
« dessin ». On voudrait donc émettre l'hypothèse que, chez Brus,
die
Aktionsmalerei est travaillée
dès l'origine (aussi incommode que soit le mot) par
une
Aktionszeichnung. Sans qu'il y ait dialectique entre peinture et dessin, mais
bien plutôt rapports de force tantôt congruents, tantôt divergents (activés par la
différence de l'une à l'autre). L'articulation peinture / dessin serait donc à penser
en termes diagrammatiques, c'est-dire de construction, hors représentation,
des rapports expressifs des forces réciproques de l'une et de l'autre. Soulignons
que l'
Aktionszeichnung de Brus, dont nous avançons ici l'hypothèse et qui pourrait
avoir déterminé la plus grande différence eu égard à
Otto Muehl, imposerait
une révision profonde de l'idée selon laquelle le renoncement aux actions, à partir
de 1970, au profit de formes d'art essentiellement graphiques constituerait
chez Brus « un retour au dessin » et par conséquent une régression
réactionnaire (1).
Encore faut-il d'abord préciser ce que nous entendons par « dessin ». On ne le
réduira pas à l'ensemble des techniques graphiques, comprises par opposition
aux techniques de la peinture liées à la couleur, on le pensera comme un
concept
recouvrant une grande diversité d'opérations liées à sa pratique effective, dont
la vérité première est l'
esquisse (
schizzo). Vérité première autant que paradoxale
puisque l'esquisse est un
geste de marquage de l'espace se
démarquant de toute
forme constituée en termes de mimesis ou de technique (un geste de dé-marcation).
La
pratique du dessin commence par l'
action de tracer, par ce
mouvement
qu'évoque le mot français « trait » (du latin
tractus) en tant que le trait, dans sa
matérialité constituante, est irréductible à l'idéalité d'une ligne qui n'aura cessé
d'informer toute la théorie de l'art en subordonnant le dessin, abstrait du diagramme
de sa propre procession, au
dessein d'une représentation mentale, à
l'image idéale de « ce qui apparaît circonscrit par la forme sans avoir substance de corps
(2) ». On sait pourtant que l'énergie pulsionnelle qui l'anime est souvent
au travail dans la peinture : c'est Delacroix par exemple qui voulait que la peinture
renouât avec la force de l'esquisse
(3). En première approximation, on comprendra
cependant le dessin forcé par le trait dans sa différence avec ce que
Wöllflin appelle le pictural (
malerisch), d'un mot qui évoque l'idée de la tache,
laquelle fait masse plus statique, plus
informelle, par rapport au trait qui fuse, fût-ce
pour faire rayonner, éclater ou
déformer une tache-masse. S'il fallait le rappeler,
la meilleure analyse de tout ce que peut et a pu faire le trait dans l'histoire de
l'art a été brillamment développée dans le
Traité du trait d'
Hubert Damisch (4). Mais
c'est tout l'œuvre
dessiné de Brus, tout ce qui dans son œuvre doit être dit conceptuellement
et diagrammatiquement
dessiné, qui nous suggère comme sous-titre
et pré-texte à ce
pap(i)er :
on ne sait ce que peut un trait. Formule qui s'accorde d'autant
mieux à celle, fameuse, de Spinoza –
On ne sait pas ce que peut un corps – que
le trait a, chez Brus, et comme jamais peut-être avant lui
(5), partie liée avec le corps
(et avec le pouvoir d'
affecter un corps) ; un corps, une image du corps que le
« dessin » et l'action (le dessin
en action) soumettent à un régime
mutilant dans
lequel le trait met à vif l'animalité de celui-là (le corps, le trait d'animalité du
corps). Inciser l'image (du corps) par le
trait (d'animalité) ?
Tout partirait donc, selon notre hypothèse, de cette « action drawing » (avant la
lettre qui la qualifiera comme telle) par laquelle Brus, dès le tout début des
années 1960, se confronte à la dite « action painting », avant le retournement ultérieur
de celle-ci en ce que nous avons appelé, d'une expression empruntée à
Monica Faber, une
painting action (6) travaillée dans les
Selbstbemalungen par une
Zeichnungsaktion.
(...)
* Ce
paper est partie prenante d'un travail en cours mené conjointement avec
Jean-Claude Bonne, coauteur
de
La Pensée-Matisse (Paris, Le Passage, 2005), à paraître sous l'intitulé
Défaire l'image. De l'art
contemporain. Le « nous » dont « je » fais usage ici n'est donc pas de convention.
1. J'avais une première fois touché à cette question « réactionnaire » dans le cadre de mon article sur
Otto Muehl, cf.
É. Alliez, « You see Baby painting is out… », in
Otto Muehl,
Leben / Kunst / Werk. Aktion
Utopie Malerei 1960-2004, Wien-Köln, MAK – Walter König, 2004, p. 233-240.
2. Ce qui fait bien tout l'enjeu de la subordination du
disegno esterno au
disegno interno développée à
la fin du XVIe siècle par Federico Zuccaro : « et le dessin ainsi formé et circonscrit au moyen des lignes
est l'exemple et la forme de l'image idéale » (cité par Ph. A. Michaud dans le catalogue de l'exposition
Comme le rêve le dessin, Paris, Louvre – Centre Pompidou, 2005, p. 10). Idéal, ce
disegno interno est
ainsi le rigoureux contraire du
diagramme, dont l'étymologie indo-européenne se décline en l'action
de gratter, d'inciser (qui engendrera tracer, dessiner, écrire), ce qui donne graphiquement naissance
à une ligne.
3. Je me permets de renvoyer ici à mon chapitre sur Delacroix dans
L'Œil-Cerveau. Nouvelles histoires
de la peinture moderne, Paris, Vrin, 2007, p. 70-148 (Chap. 2, « De la + et de la puissance de la peinture
»).
4.
H. Damisch,
Traité du trait. Tractatus tractus, Paris, Ed. de la Réunion des musées nationaux, 1995.
On pourrait se réclamer ici du principe
d'abstraction avancé par H. Damisch quand il déclare dans
l'ouverture de son traité : « Il ne sera question du dessin […] que dans la seule mesure où [il] en
appelle, par le détour de l'idée, du concept de “trait“ à une problématique beaucoup plus générale,
et qui ne saurait s'accommoder d'aucun partage disciplinaire » (p. 17). Si cette « idée » ou ce
« concept » sont à comprendre comme « impliquant l'idée d'une action » (p. 19), nous l'entendrons
de l'existence d'une « machine abstraite-dessin » irréductible à une technique déterminée.
5. Parce que c'est aussi par lui, Günter Brus, que Schiele est passé dans
Artaud… Un
précipité.
6. M. Faber, « Painting Excess – From Action Painting to Body Art », in G. Brus,
Nervous Stillness on
the Horizon, catalogue d'exposition, Macba, 2006, p. 9.