Sébastien Biset
Le performantiel noise – Des fondamentaux à l'air du temps
(extrait, p. 5-6)
Depuis la genèse conceptuelle du bruitisme, au début du siècle dernier, nombre
de compositeurs ont intégré et pensé l'objet bruit, par-delà sa seule forme
parasite — l'agression contre le code qui structure le message —, ouvrant
l'acte de composition et la musique à de nouvelles possibilités, des territoires
sonores jusque là inexplorés. Une réflexion sur la nature du bruit,
son percept particulier et son impact sur les modes d'expression révèle une
sensibilité non conforme aux habitudes esthétiques les plus traditionnelles,
tout en renouant avec certains fondamentaux. Dans le même temps, il est un
véhicule, un médium dont l'usage ou le détournement fait sens — il produit du
commun et du sensible —, révélant des comportements, des aptitudes et des
projets propres à l'époque qui l'invente.
L'histoire de cette tendance hors-norme de la musique, entre héritages et perspectives,
est aujourd'hui bien connue. Elle est un objet d'étude à part entière,
et se laisse redécouvrir au gré des analyses et des approches historiques,
esthétiques, musicologiques, sociologiques, voire philosophiques
(1). Souvent pensé
au départ des notions de parasite, de pollution, de violence, d'agression ou
de détournement, le concept noise est fréquemment mis à l'épreuve de la question
politique qui le sous-tend. Aujourd'hui ambivalente, à la fois subversive
et légitime, mais toujours dissensuelle, cette tendance verrait sa charge et
sa portée critiques s'affaiblir, à l'heure d'une généralisation normalisatrice.
Sans pour autant s'épuiser, ses dimensions esthétiques et politiques échappent
aux règles et aux exigences de la modernité artistique qui avaient porté le
bruit au sommet de sa légitimation : renouvellement radical du langage musical
en accord avec l'expression de la modernité, reconsidération de l'expérience
de l'écoute et de l'appréhension du fait musical, investigation philosophique
et ontologie nouvelle de la musique, négation du pouvoir par le bruit, spontané,
indéterminé, devenu facteur potentiel d'émancipation, etc. Une fois reconnu le
temps de la ruine des grands récits, le déclin de la légitimation esthétique du
bruit qui avait caractérisé son usage au cours de la modernité tardive apparaît
justifiable et caractéristique. Depuis les années 1970 et surtout depuis
la décennie 1990, le noise répond à des logiques fort différentes. De jeunes
générations exercent le bruit par agrément (rock noisy, indus, noise, bugcore,
avant-rock, électronique, néo-folk mutante, musiques improvisées, drones
psyché, pop lo-fi et autres tendances complètement inétiquettables), là où
d'autres poursuivent des finalités plus exigeantes en revisitant l'épaisseur
historique et savante de la question (acousmates, électro-acousticiens, IRCAM,
etc.). L'appropriation des pratiques bruitistes par la culture populaire permet
à celles-ci d'évoluer selon des voies distinctes, selon des modes opératoires variés et des intentions souvent fort différentes. Le constat semble ainsi être
celui de l'individualisation et de la diversification. Quelle lecture faire du
noise, dans ce contexte ? Une utilisation du terme au singulier est-il justifié,
ou doit-il être pensé dans son champ élargi (noise, réductionnisme, improvisation
libre, certaines formes de rock, électroacoustique,
field recording, poésie
sonore, etc.) ? Comment et par quels biais cet objet se laisse-t-il approcher, à
l'heure de la généralisation et de l'éclatement des pratiques créatives ?
Nous suggérons qu'un angle d'approche possible réside dans la valeur performantielle
du geste noise.
(...)
1 Citons en vrac les ouvrages de référence suivants : Paul Hegarty,
Noise / Music : A History,
New York-Londres, Continuum, 1997 ;
Jacques Attali,
Bruits. Essai sur l'économie politique de la
musique, Paris, Presses Universitaires de France, 1977 (Fayard, 2001 pour la seconde édition) ;
Pierre Albert Castanet,
Tout est bruit pour qui a peur. Pour une histoire du son sale, Paris, Michel
de Maule, 1999 et
Quand le sonore cherche noise. Pour une philosophie du bruit, Paris, Michel de
Maule, 2008 ; dossier « Noise Music »,
Multitudes, no 28, printemps 2007 ;
Philippe Robert,
Musiques
expérimentales. Une anthologie transversale d'enregistrements emblématiques, Marseille, Le Mot
et le Reste, 2007 ;
Mattin et Anthony Iles (dir.),
Noise & Capitalism, Donostia — San Sebastián,
Arteleku Audiolab, 2009.