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Le bonheur et comment y survivre
Pieter T'Jonck
(extrait, p. 53-55)
Le troisième épisode de la trilogie BIG de Superamas porte le sous-titre « happy/end ». L'interprétation la plus naïve de ce titre serait qu'il se réfère au dernier épisode de la trilogie (end) et que tout finit bien (happy). Plus précisément, cela peut faire penser que dans cette troisième partie, l'ascension du groupe Superamas est couronnée de succès, ce dont il est (également) question dans cet épisode. Néanmoins, toute personne ayant vu les épisodes précédents de la trilogie pressentira que cette simplicité est trompeuse. Au terme de cette pièce, le spectateur n'a plus la moindre idée de ce à quoi se réfèrent ces deux mots, ou leur combinaison, bien que le principe sur lequel la trilogie est basée est très simple.
L'image du monde
Dans BIG 1, le neurologue Robert Trappl questionne le besoin de représentation. Pourquoi vouloir représenter le monde? Le monde n'est-il pas son propre modèle? D'après le chercheur, il suffirait de scanner régulièrement le monde pour en saisir le modèle. Le résultat de ces « scans » successifs donnerait une représentation du monde. Cette thèse est assez étrange, dans la mesure où elle ne prend pas en compte le sujet censé mettre en oeuvre ces scans. Mais avant tout, elle ne dit pas comment l'information (indifférenciée) résultant du processus pourrait être filtrée ou organisée de manière à servir de base sinon pour une action, du moins pour une compréhension du monde…
Pourtant, la trilogie BIG de Superamas applique cette idée de manière très spécifique. Dès BIG 1, la notion de « monde » est introduite comme tout sauf une collection de faits solides et irréfutables. Au lieu de cette conception naïve, la réalité se présente comme un recueil d'histoires qui servent comme un mode d'emploi pour la gestion de certaines situations, voire de la vie elle-même. Cela semble toujours évident: personne n'expérimente la réalité de manière immanente. Le filtre des mots et des histoires est omniprésent et l'on accepte généralement l'idée que ces histoires soient un concentré d'expériences forgées au fil des générations. Leurs motifs apparaissent continuellement dans diverses configurations.
Toutefois, le travail de Superamas ne s'inscrit pas véritablement dans la perspective « traditionnelle » de la réalité comme narration. Le groupe s'intéresse davantage aux modes narratifs modernes qui circulent toujours dans le monde d'aujourd'hui et qui diffèrent des narrations « traditionnelles » – la connaissance transmise au travers de générations d'expérience – de par le fait qu'ils sont mis intentionnellement en circulation avec des buts opérationnels précis. Le prototype en est la publicité. Le trait caractéristique de ces messages est qu'ils n'ont rien de vraiment nouveau, mais ils parasitent d'anciennes représentations auxquels ils donnent secrètement une autre tournure. Tout le monde sait qu'il faut se méfier de toute phrase qui commence par les mots « depuis toujours » ou « il est normal que ». L'objectif de ce type de phrase est bien souvent de créer une aura autour d'un produit, lui conférant ainsi le pouvoir de séduction dont il manque naturellement. Un objectif tout aussi répandu consiste à présenter une idéologie spécifique comme si elle était inévitable.
Mais rien de tout cela n'est neuf. La seule véritable nouveauté est, qu'à la suite de l'irruption massive des médias dans nos vies, ce circuit narratif parallèle est devenu tellement répandu qu'il devance les structures anciennes du savoir et de l'expérience. Les images des médias sont devenues des catégories de connaissance. Pour citer Paul van Ostaijen: « On vous pardonnera beaucoup parce que vous avez beaucoup regardé la télé. » Ce qui crée une ambiguïté fondamentale dans notre expérience du monde. Seules quelques personnes sont assez bêtes pour prendre tout ce qu'elles voient à la télévision pour argent comptant. Néanmoins, peu de personnes sont suffisamment critiques pour percevoir le contenu idéologique de ce qu'elles regardent. Et compte tenu du fait que les représentations, les idées et images qui circulent dans le paysage médiatique sont devenues de facto la monnaie d'échange des relations sociales, une telle approche critique est-elle soutenable? Qu'ils le veuillent ou non, les gens forgent leur comportement sur ce qu'ils voient à la télévision. Le monde virtuel procure aux gens les briques avec lesquelles ils construisent l'image qu'ils donnent d'eux-mêmes au monde extérieur. Mais il est aussi vrai que l'utilisation d'éléments connus de tous rend l'image reconnaissable par le monde extérieur. Par contre, il ne reste presque plus d'espace social où la validité de ces images puisse être éprouvée. En conséquence, elles demeurent toujours d'une certaine manière, des images empruntées, fictives. La vie ne paraît jamais tout à fait réelle. Être une personne sociale reste arbitraire. Un changement de look radical est toujours possible. C'est tout aussi intolérable qu'inévitable.
Bien avant que l'on puisse s'inquiéter de cet état de fait, les médias avaient déjà traité la thématique du doute qui plane sur leurs prétentions de vérité depuis belle lurette, en mettant clairement en scène leur caractère construit et fictionnel. On amène, par exemple, la caméra dans le champ de l'image, exposant ainsi ce qui se passe « normalement » en dehors de l'image, c'est-à-dire la prise de conscience qu'il s'agit « seulement » d'un show.
Les médias confirment ainsi la suspicion latente qui se cache toujours dans l'ombre des images des médias. Les médias mettent leur propre critique en scène, et ce faisant, ils rendent toute critique ultérieure inutile. Ils font en sorte que le spectateur pense posséder les armes de la critique, et ce faisant, le désarment.
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