extrait
Jan Van Woensel
It's right outside your door
De la peur et du jeu dans le travail d'Alain Declercq.
(extrait, p. 100-101)
À travers ses photos, vidéos, performances et installations,
Alain Declercq scrute le fonctionnement de la peur et du
danger. Il explore la manière dont ces éléments peuvent
impacter, de façon temporaire ou durable, sur nos sociétés
et sur notre conscience tant individuelle que collective.
Dans ses entreprises artistiques, l'artiste en tant que provocateur
est au centre du dispositif. Depuis quelques années,
Declercq a réussi à incarner des figures telles que
l'antihéros, l'agent secret, l'espion, l'escapologiste et le
sniper. Ce sont tous des individus qui vivent à l'ombre de
la société, qui préparent leur prochain coup en ayant soin
de passer inaperçu dans l'environnement où ils évoluent.
Leur existence clandestine est totalement consacrée à
l'exécution sans faute d'un ou de plusieurs projets. Une
fois le projet achevé, ils retournent à leur qg pour en livrer
le compte-rendu compréhensif avant de se voir attribuer
une nouvelle mission – mission parfois violente.
Souvent, il s'agit de résoudre seul une situation politique
ou sociale qui a trop duré. Le sniper, par exemple, possède
les capacités et la motivation de descendre un personnage
clé, comme un politicien de premier plan, avec une seule
balle. Il quitte alors discrètement le lieu du crime avant
même que les enquêteurs et les brigades spéciales hautement
formées de la police ne puissent déterminer de quel
endroit le coup de fusil a été tiré. Le résultat immédiat est
le chaos. L'intervention du sniper conduit inévitablement
à une réorganisation politique ou sociale. Son geste aura
donc des effets sociaux, politiques et psychologiques qui
dépassent de loin le fait de mettre fin à la vie de la cible.
Justifiables ou pas, ses actions en viennent à symboliser
un changement radical. Sur le plan artistique, Alain Declercq
est fasciné par les actions transgressives et les activités
couvertes, et les traduit en œuvres à la fois drôles et
relevant de « l'inquiétante étrangeté ». Pour commenter
nos sociétés contemporaines hantées par une angoisse accrue
face au terrorisme et autres extrémismes mortifères,
Declercq crée des œuvres qui exposent et flirtent même
avec ces éléments hostiles. Plutôt que d'aborder ces enjeux
intenses et sensibles comme le ferait un journaliste,
l'artiste s'y prend avec humour et fiction. Prenez par
exemple sa série récente de photos prises avec un sténopé.
Celles-ci représentent des zones interdites, centres de détention
et de correction à New York, des lieux sûrs qui
sont conçus pour enfermer des criminels et qui sont protégés
par des caméras de surveillance et de lourdes portes
blindées. En photographier un, voire, comme le fait Alain Declercq, les photographier tous, ferait vite soupçonner
que l'auteur est en train de prévoir une action interdite par
la loi. L'artiste agit, donc, en véritable espion, en prenant
des photos avec son petit sténopé artisanal tout en se
conduisant comme un innocent passant. Mais au lieu de
comploter en vue d'une action illégale, Alain Declercq
présente ces images comme des œuvres qui documentent
ses actions teintées d'espionnage. Les qualités esthétiques
de ces photos ainsi que les intentions ambigües
dont elles relèvent soulignent les risques encourus pour
les prendre.
Dans cette ville plutôt sûre qu'est New York, des messages
automatiques, répétés tels des mantras, comme « si
vous voyez quelque chose, n'importe quoi, dites-le », ou,
« si vous voyez un paquet ou une activité douteux dans un
train sur un quai », évoquent la menace et le danger potentiels
qui hantent nos trains et nos gares. Même si la ville
semble bien plus sûre qu'il y a, mettons, dix ans, le pouvoir
tient à ce que chaque individu soit averti du danger
potentiel qui le guette à chaque coin de rue. Si le fait
de sensibiliser n'est pas forcément mauvais en soi, il
implique de poursuivre un danger invisible, absent. La
NYPD met l'accent sur un péril imminent, potentiel, mais
qui n'existe peut-être pas encore.
Les effets psychologiques déclenchés par les œuvres
d'Alain Declercq, et encore plus par les processus inhabituels
dont elles procèdent, nous rappellent cette relation
déconcertante entre l'absence de danger et cette conscience
du danger potentiel systématiquement inculquée
par les messages vocaux du NYPD. L'artiste lui-même
est passé maître dans l'art de semer le doute et le soupçon.
Ses instantanés des zones balisées urbaines sont bien des
œuvres d'art, mais elles transforment l'artiste en espion
ou hors la loi, comploteur d'une évasion ou autre acte illicite.
Non seulement Alain Declercq éprouve les frontières
du comportement social et moral acceptable, mais
il provoque les systèmes autoritaires conçus par des législateurs
et régis par les forces de l'ordre. De leur point de
vue, les activités de Declercq sont suspectes, sans aucun
doute, et très certainement dérangeantes. Tirer avec un
fusil sur un B 52 en partance pour une opération militaire
en Irak, se faire passer pour un espion en mission au Pentagone
ou au World Trade Center, prendre clandestinement
des photos des prisons et des centres de correction
de la ville, maquiller une véhicule pour en faire une réplique
exacte d'un véhicule de police, ou falsifier la signature
et l'écriture de quelqu'un d'autre, voilà quelquesunes
des activités douteuses menées par cet artiste.
Cependant, dans le monde fantastique et visionnaire de
l'art nous fêtons ces actions en tant que projets courageux,
œuvres d'art sublimes et choquantes, et constats socio-politiques
pertinents. Alain Declercq fait de l'artiste un
militant qui semble intangible, qui, derrière le bouclier de
l'art, peut sans peine endosser le rôle d'antihéros, agent
secret, espion, escapologiste ou sniper. À travers sa pratique,
Alain Declercq commente les perturbations psychologiques
induites par des lois et des autorités corrompues.
Il situe ses projets dans le monde réel, là où le risque est le
plus fort.
(...)