Thierry Raspail,
Paysage
(p. 7-10)
1 – Mondes imaginés ?
Charles Perrault inaugure la querelle des Anciens et des Modernes au moment même où l'Europe
découvre des civilisations grandioses à peu près ignorées jusque-là : Chine, Japon, Sud-Est asiatique,
sous-continent indien et aussi Mexique et Pérou (défoliation des Aztèques et des Incas). On est aux
environs de 1689 et une conception inédite de la modernité juxtaposée à l'Antiquité, et d'égale valeur,
s'énonce au moment même où l'Europe n'est plus seule au monde et sera bientôt contrainte de
relativiser sérieusement son universalisme théologique face au constat d'un pluralisme humain
indéniable. Il faudra des siècles pour que toute manifestation d'apartheid s'amollisse et que des
tentatives de « principe d'équivalence » (
Filliou) s'équilibrent à peine à peu près. Mais il y a désormais
un avant et un après en même temps qu'un ailleurs et un autre. Bref, il y a une histoire et une
géographie et la littérature utopiste de l'époque (More, Bacon, Swift) les décrit, ces autres et ailleurs,
comme autant de sociétés contemporaines bientôt érigées en modèles par les Lumières.
Un champ scientifique se fixe au XVIIIe siècle, Ampère lui donne un nom : « ethnologie » : nouveaux
mondes, morcellement de la chrétienté, langues vernaculaires, importants déplacements en Europe
occidentale, nouvelles communautés. L'histoire se prête avec complaisance à une nouvelle géographie : aires
culturelles, ethnicités construites, indigénisation sont dès lors autant de catégories commodes, cartographies
héroïques autant que funestes, qui accompagneront l'épisode colonial. L'Occident invente l'orientalisme (E.
Saïd) et la « nation » lui est à peu près contemporaine (1775-1840, conscience nationale et Etat-nation). On
assiste alors à l'invention d'une nouvelle tradition, celle de la communauté nationale.
Au XXe siècle, Benedict Anderson démontre qu'il n'y a de
communautés qu'imaginées. La nation en
est une, et l'art qui s'y fait, lui est, croit-on, parfaitement superposable. Un peu plus tard, Arjun
Appadurai, au moment même où les interactions globales offrent une chance inédite à l'expression
reformulée du local, décrit la réalité non plus des communautés mais des
mondes imaginés : « formes
culturelles fondamentalement fractales, c'est-à-dire dépourvues de frontières, de structures ou de
régularité euclidienne. » Ces mondes imaginés, nos « everyday lifes », sont le résultat d'une congruence
de flux en tout genre («
Fluxus Internationale Festspiele ») : diasporas, migrations financières,
déterritorialisation de personnes, d'images et d'idées, simultanément recomposées, redistribuées et
dispersées par les médias électroniques. De fait, il n'y a plus « de là là » (G. Stein). Il y a en revanche
des « ici » fluctuants, possiblement partout. Si la communauté imaginée du XXe siècle, la nation, est
née de la coopération fructueuse de la langue d'imprimerie et du capitalisme marchand (entre autres),
les mondes imaginés du XXIe siècle, partout disséminés et à l'amplitude variable, sont le fruit des
médias et migrations massivement globales associées au capitalisme computarisé. Dès lors, les
généalogies tout comme l'histoire qui les susurre n'ont plus de géographie que mouvante : il n'est que
chevauchements, dispersions, diffractions des modèles culturels et des processus de transmissions,
mouvements complexes des appropriations et réappropriations imaginatives.
Avec cette brève histoire de la tension entre homogénéisation et hétérogénéisation culturelles, la
boucle se boucle car le global n'a évidemment pas d'extériorité. Il nous reste dès lors le choix de la
construction et du jeu des apparitions plus ou moins spontanées, plus ou moins éphémères, aux
longévités variables, d' « ici » mouvants, déterritorialisés et « dedans ».
Mais il est une infinité d' « ici ». Les plus pertinents font l'expérience de nouvelles formes de
proximités paradoxales et non cartographiées. L'ancien itinéraire des transmissions et des filiations qui
ont longtemps conditionné la topologie (et la dérive) culturelle des continents s'effondre dès lors
inéluctablement au profit du
Kairos ou « occasion », sciences du « moment opportun » (J.-P. Vernant).
L'« occasion », qui est moins un opportunisme qu'un mode d'action (un engagement, une résistance,
une prise de parole…), façonne d'efficaces narrativités promptes à l' « échange massifié » par
l'entremise des médias globalisés, qui perforent utilement, ici et là, pour un temps, l'horizontalité du
monde. C'est pourquoi l'affirmation de C. Geertz – le fait de situer les œuvres d'art et de leur donner
une signification est toujours « une affaire locale » – reste vraie, malgré l'absence d'une histoire
circonscrite, de mémoires constituées et de géographie panoptique. Elle reste vraie, affirmons-nous, si
l'œuvre n'est pas un produit de marque de plus, un signe interchangeable ou un point GPS sur un flux
de trajectoires symboliques. L'art d' « ici » qui nous sied travaille les discontinuités, opère sur tous les
champs simultanément au risque de n'appartenir à aucun ; il est une manière de faire, autant qu'une
esthétique.
Il n'y a plus de dehors
(1), et il n'y a plus d'
exotismes que partagés (titre de la Biennale de Lyon
2000) ; par conséquent l'art des mondes imaginés n'a d'autre alternative que celle de se tourner vers
l'usage, le quotidien, vers les formes de l'expérience ordinaire, constituées « justement comme une
sphère d'expérience en rupture par rapport aux logiques de la domination » (J. Rancière). Celles-ci
étant comprises comme effet de la verticalité (hiérarchie, culture, univers constitué) ou logique de
clôture (forme circonscrite, cartographie, là, identité). Cet art expérimente certaines formes (de
proximité) qui ne sont autres que des formes de vie (Wittgenstein).
Pour M. de Certeau (l'invention du quotidien), « le polythéisme de pratiques disséminées » est le
gage d'une « historicité quotidienne ». L'approche de la culture, écrit-il, « commence quand l'
homme
ordinaire devient le narrateur » (c'est nous qui soulignons). Dans cette perspective (à peu près à la
même époque) mais à l'autre extrémité du spectre, E. Goffman fait de « la mise en scène de la vie
quotidienne » un saladier de stratégies. Et, bien avant (il y a une éternité déjà), Wittgenstein traquait
les règles du langage dans le
langage ordinaire (
everyday language). Par conséquent, pris dans le
langage de tous les jours, lui-même dépendant des « formes de vies », le philosophe n'avait plus de lieu
propre, étranger dedans, sans dehors.
En procédant par équivalence,
Duchamp avec le ready-made, Schwitters avec le
Merzbau et Halprin avec ses tasks, changeaient les paradigmes du dedans et du dehors, en déterritorialisant l'un et l'autre, à
l'intérieur du global indépassable. L'ordinaire et le « tous les jours » qui pouvaient devenir un tic ou un
style ont heureusement dépassé les normes du ready-made historique et de ses avatars académiques
contemporains (formes d'
Expanded Cinema burlesque), pour se nicher, comme on le dit des niches fiscales,
au plus près des rituels et des règles grammaticales et comportementales de l'ordre social. Ce « tous les
jours » en manifeste désormais la poétique, celle des mondes imaginés, fluctuants, accrochés au réel, qui
font de la vie (imaginée ?) le dernier recours au dehors. (Y a-t-il encore de l'intériorité ? Quel réel
partageons-nous ? De quels conflits sommes-nous les mirages ? Où se loge l'imprescriptibilité ?...)
Par conséquent, nous ne pouvons pas ne pas nous interroger sur la nature du « temps & récit » (P.
Ricoeur) d'aujourd'hui, qu'il convient d'ériger autour de ce qu'il nous reste, et ce n'est pas rien :
le
spectacle du quotidien. C'est le titre de la Xe Biennale de Lyon.
L'
everyday's life en art s'est généralisé dans les années 1950 avec le silence de
J. Cage, entre la côte
Est et la côte Ouest de l'occident colonial en phase de décélération, avec
G. Brecht (« Duchamp pensait
surtout aux objets ready-made. J. Cage l'étendit aux sons ready-made. G. Brecht l'étendit encore plus…
au domaine de l'action… des actions de tous les jours – par exemple une compositionde Brecht où il allume
une lumière et l'éteint. On fait ça tous les jours… sans même savoir qu'on joue une composition de George Brecht
(2) »), avec Allan Kaprow (j'ai opposé la participation théâtrale du public à la participation aux
habitudes quotidiennes), avec Halprin (
the task oriented movements), avec
Rauschenberg et la Judson
Dance, avec, pour rester dans la même décennie, Terry Riley (
Composition pour oreille) et La Monte Young
(
Poem for chairs, tables, benches, etc.) et
Maciunas. C'était il y a très longtemps.
Le spectacle en occident est né avec les Grecs et la tragédie ; la Renaissance en a fait une
perspective et les Situs une idéologie (« L'accroissement du “culturel” est l'indexation du mouvement
qui transforme le « peuple » en « public », (R. Vaneigem,
Traité de savoir-vivre à l'usage des jeunes
générations, 1967). C'était il y a fort longtemps aussi.
Spectacle et quotidien rythment la vie civile depuis toujours, pôles antagonistes, d'un côté la mise
en scène et la contemplation, de l'autre l'anonymat et l'agir (disons : l'art versus la vie pour faire très
vite, bien que tout cela ne soit rien qu'un tout petit peu moins simple). Ce sont aujourd'hui des enjeux
majeurs d'une pratique artistique globalisée, dans laquelle s'échangent, s'affrontent, se superposent et se
retournent les signifiants. Le succès fulgurant des Biennales dans les années 1990, en rapport avec les
mondes imaginés, et leur imprégnation à l'échelle de la planète, ont paradoxalement contribué à l'expression
des particularismes, des isthmes et des archipels (E. Glissant), à l'érosion des procès de filiation et de
transmission ou plutôt à leur indifférenciation immédiate. Aujourd'hui, en deçà des capitaux électroniques et
des échanges marchands, des enjeux esthétiques, des syndromes d'universalité et de relativisme, des
problématiques de centre et de périphérie, des conflits d'aires culturelles et des rapports de force en tout genre (
gender), la question du quotidien reste centrale. Le spectacle en est son extension économique, son
atour et sa crainte. Et d'une certaine manière son hypostase.
Hou Hanru, l'homme des
Multitudes globales, de la
Fabrique du monde,
d'Où que nous allions et
de
Go inside est naturellement celui des mondes imaginés qui « négocient avec le non-dehors ». Il est le
commissaire du
Spectacle du quotidien.
(...)
1. « Nous sommes tous des indigènes maintenant et chacun de ceux qui ne sont pas immédiatement l'un d'entre
nous est un exotique. » (C. Geertz)
2. L. Miller, entretien avec
G. Maciunas, 24 mars 1978.