Jérôme Mauche
Autant que faire se peut
p. 7-8 (extrait)
© Les presses du réel, l'auteur
Nous nous nourrissons d'images, nous en dévorons matin
midi et soir, sans oublier d'ailleurs durant notre sommeil.
Même aveugle nous devrions continuer à les voir : Orion par
exemple ; et par-delà la mort aussi. Et puisque tel n'est pas
le cas, à ce que je sache, c'est donc que nous ne ressentons
certainement pas grand-chose, malgré tous nos beaux
efforts de discours à effet inverse, semble-t-il.
On, c'est-à-dire la forme, nous sous-emploie. On incriminera
alors nos capacités sensorielles humaines toujours si
limitées – pourtant nul doute quant à l'infinie conquête plastique
de l'entendement humain en un tableau à la Condorcet
qui s'esquisserait ici ou là – ; mais en retour, espoir aussi que
lorsque les images viendront, elles se repaîtront de nous.
Pour l'heure, en gros, elles nous ignorent. Il faudrait
ainsi lire le long effort moderne pour les titiller, les combattre,
les détruire, les éduquer aussi. Le régime de l'image hier,
aujourd'hui, après-demain, surtout aujourd'hui : il est naturellement
dissocié.
Or, qu'est-ce que l'alimentation dissociée ? Je me réfère à
la bible en la matière, trente-cinquième édition refondue,
publiée à Heidelberg en 1981 par les Professeurs germaniques Hay et Walb. Et je cite, un peu au hasard, de la préface à la
dixième édition : « Nous-mêmes et nos malades estimons
que l'Alimentation Dissociée constitue une facilité dans le
domaine culinaire car elle est plus aisément praticable que
n'importe quelle autre méthode de nourriture. Il faut évidemment
en acquérir la connaissance et la pratique comme dans
le cas de toute autre innovation. Au vu de la meilleure initiation
à l'Alimentation Dissociée, nous nous sommes efforcés
de la constituer de telle façon, pour notre clinique, à ce
qu'elle réponde au goût témoigné par les êtres humains et
que chacun puisse la composer d'après les directives indiquées.
» En deux mots, il s'agit de se nourrir sainement afin
de vaincre les maladies internes, améliorer nos capacités et
performances intellectuelles et autres, etc. ; ultime citation :
« La nourriture doit être en premier lieu constructive, ensuite
agréable et enfin se trouver en harmonie avec les lois de la
chimie. » Sublime programme artistique qui se spiritualise en
un autre leitmotiv tout au long du volume : « Personne ne
peut manger pour nous, digérer à notre place, personne
d'autre que nous-mêmes ne peut absorber, assimiler et
transformer notre nourriture, éliminer les déchets. »
Faux raisonnement, car en Occident se situe l'artiste
qui ingurgite pour nous et fabrique son truc (d'ailleurs le
frère de Loïc, premier indice, est dans la restauration). Et
que voyons-nous lorsqu'on se trouve face au mur avec les
petites images de Loïc Raguénès, sinon un régime, des instructions,
quelque chose qui dans l'assiette a été distingué,
séparé et qu'on s'apprête avec plaisir – levier s'il en est de la
bonne alimentation, car la diète n'est pas tout, il convient
que la volupté soit présente – à déguster.
Cette chose est une image qui heureusement offre aussitôt
au regard les symptômes distinctifs du contemporain,
sans lesquels d'ailleurs nous n'en voudrions pas. Une image
d'aujourd'hui ne saurait être créée, puisque tout le monde
sans cesse reproduit, représente, se ressemble. Elle ne nous
arrive que médiate heureusement, soupesée, équilibrée,
trouvée, moyenne, sapide ou non, connotée, retravaillée
infiniment ou à peine, issue de l'industrie comme de l'élevage
naturel, des banques de données, des magazines, des
photogrammes, des sites amateurs sur internet, des objets
canoniques. Une fourchette, un canasson, un tilleul tout
autant que l'énième reprise de la reproduction d'une fameuse
peinture feront l'affaire : Fra Angelico, Antonello da Messina,
Watteau, Courbet – on est plus ou moins bisontin –,
Cézanne/la France, Seurat, l'immanquable Seurat, dès lors
trois petits points qu'il s'agirait de songer, etc.
Images reprises, piquées (légère opération qui après le
pétrissage aère la pâte et facilite la fermentation), traquées
pour mieux les faire revenir. Cuisine de marché, de qualité :
traitement soigné, certes artisanal, au crayon de couleur,
mais qui ne craint pas de recourir au four à micro-ondes par
exemple, auquel on a substitué ici le logiciel bitmap de
Photoshop qui permet à l'artiste en un quart de seconde aux
fourneaux, vraiment, après avoir sélectionné son image (je
l'ai vu faire) de la raguénèsisser, fond de sauce chauffé mais
relevé qui donne cette saveur unique, toujours semblable,
et signe, et griffe. On discerne alors dans ces images quelquefois
des animaux ongulés, mais aussi des oiseaux dans
un ciel céruléen ou une hyène en cage, couleur épinard,
très triste.
Trêve donc de dissociation, limite et épuisement rapide
des comparaisons : Loïc Raguénès n'est pas peintre et d'ailleurs
il ne cuisine très probablement jamais, mais il a mis au
point sa « creative method » d'une efficacité redoutable
(genre potage lyophilisé).
On reprendra donc :
depuis 2002, la pratique picturale de Loïc Raguénès avec une simplicité de moyens et une grande élégance consiste à user de clichés photographiques et à en poursuivre, à sa manière, leur élaboration, et cela à divers degrés.
D'une part, en effet, il retravaille les images sélectionnées par ses soins via Photoshop afin d'en mettre en valeur la trame photographique, au point de réduire ces photographies à l'infinité de pixels qui les compose.
Il accentue par la suite la dimension fantôme de ces prises de vue, en en coloriant ou peignant avec minutie ces images, à chaque fois de manière monochrome, dans une gamme de coloris tendres.
Ces photographies venant d'un large spectre de pratiques sociales comme artistiques, mais médiatisées, voient leur processus de déréalisation à l'œuvre souligné sans que jamais l'artiste ne le transforme en procès de la représentation.
Au contraire jouant de sa méthode avec légèreté, il révèle la fascination optique qu'il y a dans le regard qui par l'abstraction permet au réel de se constituer.
Par ailleurs, Loïc Raguénès se fait aussi en quelque sorte iconographe d'un projet à dimension peut-être encyclopédique, basé sur une relecture intime du modernisme dans ses dimensions et fictions picturales, architecturales, filmiques, télévisuelles, iconiques, non sans une pointe de nostalgie.
Entre artisanat d'art, technique et réflexion, ses images troublent les effets de signification qu'induisent cet ensemble de clichés, de l'indétermination de leur provenance jusqu'à celle de leur finalité peut-être, tout en jouant d'un subtil travail sur le support, le médium ou bien l'échelle.
Au Musée des Beaux-Arts de Dole, Loïc Raguénès a choisi de faire dialoguer de plus, pour la première fois, ses œuvres avec deux monochromes, l'un blanc, l'autre rose, ainsi qu'avec plusieurs peintures murales, notamment de bloc-images par défaut, accentuant l'incertitude du statut de ses images.
Écrans vides par sursaturation de lumière laquelle complexifie la réduction à l'œuvre pourtant ou composition d'espaces hyperréférencées aux prises avec le souvenir de diverses subcultures générationnelles en voie peut-être de disparition déjà, son néo-néopointillisme joyeux et volontariste semble tramer une coupure, tout en affichant bien des signes distincts de la contemporanéité.
S'agirait-il alors, malgré soi, de s'adonner sans scrupule aux charmes, aux sortilèges (reprise et copie comprises), comme aux impasses, peut-être de la peinture ?
(...)